mercredi, 14 décembre 2016
Les Echos - Ces 7 mutations qui redessinent l'entreprise
JEAN-MARC VITTORI / Editorialiste Le 08/12 à 06:00
http://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/02115...http://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0211567234285-ces-7-mutations-qui-redessinent-lentreprise-2048838.php
C'est une tendance lourde du XXI e siècle : pour prospérer l'entreprise doit travailler « avec » et non plus « sans » ou « contre ». Une évolution rendue possible par les technologies de l'information.
« Tous ensemble... » Ce slogan de la grève des cheminots en 1995 est devenu le mantra de l'économie d'aujourd'hui. Bien sûr, la guerre continue. Des start-up taillent des croupières à des firmes centenaires, des salariés perdent leur emploi, des fonctionnaires considèrent toujours le secteur privé comme un ennemi. Mais un signe ne trompe pas : le vocabulaire, avec la place croissante qu'y tient le mot « avec », non sous sa forme actuelle mais dans sa version latine « co ». Coentreprise, coproduction, covoiturage...
« Réunion, adjonction, simultanéité », indique le dictionnaire. Au-delà des modes de management et du rôle déjà ancien joué par ce préfixe dans la formation de mots essentiels (« commun » qui indique le partage de la chose publique et engendrera « communisme », « concurrence » qui veut dire « courir ensemble »), ce formidable essor traduit un bouleversement économique.
Au XXe siècle, l'entreprise rêvait d'autarcie. Produire tout seul puis imposer au client. Beaucoup de patrons voyaient « Rouge » comme un idéal. L'immense site de Ford basé à Dearborn, dans le Michigan, fut le plus grand centre industriel au monde de l'entre-deux-guerres. Le constructeur automobile possédait des mines de charbon dans le Kentucky pour produire son énergie, des plantations d'hévéas au Brésil pour les pneus, des navires et une compagnie ferroviaire pour transporter ses matériaux, des forêts pour fournir le bois nécessaire pour l'habitacle des voitures. A Rouge même, Henry Ford avait implanté autour de l'usine d'assemblage une aciérie, une centrale électrique, une fonderie, un hôpital et une caserne de pompiers qui s'occupaient de la lingerie quand ils n'éteignaient pas des incendies. Pour lui, cette intégration verticale était « une assurance contre la non-offre ». Il fallait se protéger des ruptures d'approvisionnement, des fournisseurs négligents, des pouvoirs publics fichus de décréter que l'industrie automobile n'était pas prioritaire en cas de pénurie d'électricité. Et selon sa célèbre formule, son client pouvait « avoir une voiture de la couleur de son choix pourvu que ce soit le noir ».
Au XXIe siècle, c'est l'inverse. Pour prospérer, l'entreprise doit travailler « avec » et non plus « sans » ou « contre ». Chez le concessionnaire automobile, le client s'assied à côté du commercial pour composer sa voiture. Des progrès invisibles mais bien réels de management et d'organisation permettent à un producteur de commander des pièces ou des tâches précises en limitant les risques de retard ou de mauvaise qualité. Des progrès plus visibles dans les technologies de l'information permettent aux entreprises de détecter des clients et des fournisseurs à l'autre bout du monde ou parfois juste à côté d'elles, mais jusque-là ignorés. Les grands groupes vont de plus en plus chercher à l'extérieur de leurs murs les innovations qu'ils ne parviennent plus à générer en interne. Pour passer du produit au service, du service à la solution, de la solution à l'expérience, le producteur doit à chaque fois élargir le champ de ses partenaires. Faire avec eux. La révolution va encore au-delà en chamboulant toutes les oppositions qui traversent les organisations : haut et bas, intérieur et extérieur, payant et gratuit, capital et travail. La preuve par sept « co ».
Cobot
Le robot devait remplacer l'homme, le chasser de l'Eden productif. Peur ancestrale, que l'on retrouve aussi bien chez la reine Elisabeth Ier(1533-1603) que dans les prédictions récentes de la disparition d'un emploi sur deux. Mais ce n'est qu'une partie de l'histoire. Dans les usines les plus modernes, il y a beaucoup de machines qui travaillent toutes seules... mais il y en a aussi de plus en plus qui travaillent avec les ouvriers. L'idée du « cobot » est née d'un programme de recherche lancé par le constructeur automobile GM en 1995. Le mot a été forgé l'année suivante par un étudiant de l'université de Northwestern et défini par trois professeurs du département d'ingénierie mécanique de la même université comme « un appareil robotique qui manipule des objets en collaboration avec un opérateur humain ». Dans l'usine, le cobot donne à la fois plus de force et plus de précision à l'ouvrier. Il lui permet aussi de travailler en milieu hostile (chaleur élevée, liquide corrosif...). Et il n'est pas dangereux pour lui, contrairement à d'autres machines. Le binôme que forme l'opérateur avec le cobot donne le meilleur des deux mondes. « Avec » et non plus « ou ». Jusqu'au jour où, peut-être, les machines apprenantes parviendront à tout concilier toutes seules.
Coopétition
Au contact du client, les entreprises sont en compétition. Mais en amont, elles peuvent travailler ensemble - non pas pour fixer les prix, mais pour développer un nouveau procédé, bâtir une plate-forme, établir une norme, concevoir un logiciel libre. Quitte à se livrer ensuite une bataille féroce à armes égales. C'est la « coopétition ». Le terme a été repéré pour la première fois dans un livre en 1913. Le principe relève de la théorie des jeux, développée après-guerre. Son application a été l'une des clefs du succès de l'électronique japonaise dans les années 1980, sous la houlette du mythique Miti (ministère du Commerce et de l'Industrie). En 1996, deux professeurs de management, Adam Brandenburger, de la Harvard Business School, et Barry Nalebuff, de l'université de Yale, ont publié un livre devenu best-seller, « Coopétition : un état d'esprit révolutionnaire, qui combine compétition et coopération ». La pratique s'est largement diffusée. Dans l'automobile, le français PSA a partagé avec Toyota les coûts de développement de nombreux composants de développement de sa Peugeot 107, sa Citroën C1 et la Toyota Aygo. Dans la finance, Amundi, leader européen de la gestion d'actifs, est né du rapprochement des filiales spécialisées du Crédit Agricole et de la Société Générale, etc.
Coconstruction
Nous ne sommes pas ici dans le bâtiment, mais plutôt dans l'action publique ou sociale. Une action longtemps menée d'en haut, dans une approche « top down », mais de plus en plus souvent construite avec ceux qu'elle vise, en « bottom up ». Le « Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation » en résume l'esprit : « Ceux qui figurent d'ordinaire parmi les destinataires d'actions engagées par des autorités compétentes se trouvent réinvestis de la capacité d'intervenir sur la définition de ces actions au même titre que ces autorités. » C'est la reconnaissance d'une évidence. L'éducation ne peut pas se limiter à l'action d'un professeur sur un élève. Elle dépend de la relation qui s'établit entre l'enseigné (et ses parents) et l'enseignant. Il en va de même dans la relation entre un psychologue et son patient, entre un chômeur et son interlocuteur chez Pôle emploi. C'est aussi la reconnaissance d'un monde qui change, où une municipalité ne peut par exemple plus imposer un projet de rénovation urbaine aux habitants. Elle doit de plus en plus les associer à la définition des outils, voire des objectifs. La frontière entre producteurs et consommateurs ou utilisateurs s'estompe.
Co-working
Pas question de travailler seul... même quand on travaille tout seul. L'indépendant d'autrefois, commerçant ou artisan, était inséré dans un réseau de relations et des clients passaient à son échoppe. L'indépendant d'aujourd'hui peut passer des journées sans croiser âme qui vive après avoir pris ses commandes via son smartphone. Humainement insupportable et professionnellement nuisible. Voilà pourquoi ont commencé à émerger, il y a une décennie, des espaces de co-working (le terme « cotravail », publié au « Journal officiel » en août dernier, n'a pas vraiment percé). Dans la lignée des ateliers d'artistes du XIXe siècle, on y partage un lieu, des ressources, pour quelques heures, quelques journées ou des années. On y apporte ses idées, ses réseaux, ses projets. Tout se passe ici (en principe du moins) d'égal à égal. Pas de hiérarchie, pas d'horaires, juste des règles élémentaires de savoir-vivre et un esprit en phase avec la fameuse organisation en mode projet. Les professionnels de l'immobilier s'y mettent et surveillent de près de nouveaux concurrents. Comme l'américain Wework, fondé en 2010, qui a levé 400 millions de dollars l'été dernier et propose à ses 30.000 membres non seulement des locaux mais aussi une assurance santé, des ateliers de réflexion et une université d'été.
Collaborative (économie)
Travailler ou labourer ensemble : c'est l'étymologie du mot « collaboration » et le coeur de la révolution en cours. Loin, très loin de l'attitude des Français souhaitée par l'occupant allemand pendant la Seconde Guerre mondiale ou de la qualification méprisante de « collaborateur » accolée par un président à son Premier ministre François Fillon ! Dans son sens le plus large, l'économie collaborative (« sharing economy » en anglais, économie du partage) est une construction permanente où chacun apporte sa pierre, petite ou grande, payante ou gratuite. Covoiture, co-working, crowdfunding... il n'y a plus d'individus passifs. Les technologies de l'information jouent un rôle essentiel, car elles permettent d'organiser la rencontre entre offre et demande à un niveau infiniment plus fin que les organisations classiques. En employant les ressources des mégadonnées, de puissantes plates-formes émergent et tentent de prélever les marges des entreprises en les transformant en sous-traitants. Ici se cache le paradoxe de l'économie collaborative : c'est une alternative au marché (et beaucoup de militants de l'économie du partage font de cette alternative leur étendard), mais aussi « l'extension du domaine du marché » dans des interstices où il ne parvenait pas autrefois à pénétrer.
Codétermination (ou cogestion)
L'information circule de plus en plus dans l'entreprise, avec des hiérarchies raccourcies et des courts-circuits multipliés sous la forme de réseaux sociaux. Cette fluidité est précieuse, à la fois pour rendre l'entreprise plus agile et impliquer davantage les salariés. Cela ne suffit pas. Pour aller plus loin, faut-il partager non seulement l'information mais aussi le pouvoir ? Les entreprises allemandes ont organisé ce partage de manière formelle avec la codétermination, mise en place depuis un siècle. « Le but est de remettre les salariés au coeur des processus de décision dans l'entreprise », expliquent le chef d'entreprise Jean-Louis Beffa et l'avocat Christophe Clerc. La loi de 2013 sur la sécurisation de l'emploi impose aux entreprises employant plus de 5.000 salariés en France (ou plus de 10.000 dans le monde) d'avoir un ou deux administrateurs salariés dans le conseil d'administration, avec droit de vote. Au Royaume-Uni, la Première ministre Theresa May avait proposé une mesure similaire à son arrivée au 10 Downing Street. Même si elle l'a ensuite retirée, la question du partage du pouvoir est un enjeu essentiel de l'avenir des entreprises.
Coopérative
Le mot fleure bon les utopies du XIXe siècle ou de la franc-maçonnerie. Et pourtant... Le mot, d'abord, décrit bien ce qui se joue aujourd'hui. Coopérer, c'est oeuvrer ensemble (sans la notion de peine, présente dans le mot « collaboration »). Le concept, ensuite, implique un partage plus grand que la cogestion : il porte non plus seulement sur l'information et le pouvoir, mais aussi sur le capital. Les anciennes coopératives ont souvent débouché sur des gouvernances touffues, voire inefficaces. Mais pour vraiment travailler « tous ensemble », leur idée de partage radical a un bel avenir.
Jean-Marc Vittori, Les Echos
LES POINTS À RETENIR
- Au XXe siècle, l'entreprise rêvait d'autarcie. C'est l'inverse au XXIesiècle : ouverte sur l'extérieur, elle multiplie les partenaires.
- Côté production, le robot a connu une évolution inattendue avec le cobot, qui collabore avec l'homme.
- Désormais l'entraide précède la compétition, toujours de mise vis-à-vis du client, c'est la coopétition.
- Du producteur au consommateur ou utilisateur, les frontières s'estompent avec la coconstruction.
- Pour ne plus travailler seul... même quand on travaille seul, rien de tel que le co-working.
- Offre et demande se rencontrent sur de puissantes plates-formes : l'économie collaborative est née.
- Rendre l'organisation plus agile avec la cogestion : la question du partage du pouvoir se pose à l'entreprise. Voire du partage du capital pour faire du neuf avec le concept ancien de coopérative.
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lundi, 12 décembre 2016
Discussion sur Transhumanisme en Chine – Billet de Pierre-Yves Dambrine, invité du Blog de Paul JORION
La Chine n’est pas plus prédisposée au transhumanisme que nous ne le sommes, par Pierre-Yves Dambrine
Billet invité du Blog de Paul JORION
http://www.pauljorion.com/blog/2016/12/05/la-chine-nest-p...
Dans leur dernier billet DD & DH - ce dernier fait suite à celui-ci - soutiennent en substance deux propositions dont la compatibilité me semble problématique, la première étant que la civilisation chinoise demeurerait celle du confucianisme — une idée qui revient souvent dans leurs billets, et la seconde que la Chine serait en quelque sorte prédisposée culturellement à entrer dans le monde du transhumanisme.
Ils imputent au « pli » chinois, autrement dit à des invariants culturels, des faits qui pourtant peuvent s’expliquer tout aussi bien, et même parfois beaucoup mieux, lorsque l’on fait intervenir des causes structurelles, lesquelles doivent alors moins leurs caractéristiques au passé qu’à la configuration inédite dans laquelle se trouve aujourd’hui la Chine à l’heure de la globalisation dont elle partage quelques éléments essentiels, comme la dérégulation dans le domaine économique et financier, et le développement concomitant des applications technologiques.
La Chine d’aujourd’hui retrouve certes dans son passé historique, sa mémoire, de quoi alimenter, justifier, une tendance, mais il s’y trouve tout aussi bien des éléments qui plaident pour une autre. Il serait douteux également que la régulation à la chinoise ne puisse toujours servir qu’une seule fin. Les problèmes de la Chine et des Chinois relèvent désormais des enjeux planétaires. Dois-je encore évoquer ici le capitalisme à l’agonie, la complexité des systèmes techniques accrue par le numérique et l’intelligence artificielle, l’environnement en péril ?
DD & DH écrivent : « Un pays qui, avec Confucius, met au-dessus de tout les capacités intellectuelles depuis deux millénaires et demi ne saurait décevoir dans ce domaine : aller au bout du perfectionnement possible et se surpasser dans l’acquisition de talents est le seul crédo que la Chine a toujours entonné »
Confucius n’a jamais mis en avant l’intelligence du champion performant sans limites et hors de tout contexte. Bien au contraire, les capacités intellectuelles dans le cas de Confucius ne sont acceptables que si elles s’intègrent à une sagesse. D’une façon générale deux critères reviennent constamment dans la réflexion des penseurs confucéens pour déterminer ce qui relève et de la grande intelligence dazhi 大智(ou sagacité) et du grand savoir dazhi, 大知 : S’agit-il d’une connaissance que l’on acquiert par soi-même, ou bien que l’on acquiert par ouï-dire ? S’agit-il d’un savoir constitué qui a une vue globale sur les choses, les humains et le monde, l’univers, ou seulement d’une vue partielle ?
Confucius souhaitait d’abord restaurer l’esprit des Rites mis à mal par la dislocation des hiérarchies et solidarités nobiliaires en proposant la voie d’une culture humaniste à la portée de tous avec ses composantes individuelle et collective. L’étude des écrits anciens n’avait pas pour but de former des guerriers, des aventuriers, mais servait à révéler et développer des qualités humaines qui sont pour Confucius la seule base acceptable de tout bon gouvernement. Le perfectionnement individuel ne vaut que s’il a une visée éthique et qu’il participe d’une morale commune dont les Rites sont le véhicule.
Ainsi, les connaissances, le savoir, ne sont pas choses abstraites que l’on peut rechercher et exploiter pour elles-mêmes sans limite aucune. Et si c’est le cas, c’est que le juste équilibre (zhonyong 中庸) a été perdu, ce à quoi il faut alors remédier.
Si Confucius ne dédaigne pas que soit requis le talent de Guan Zhong au royaume de Qi pour accroître la puissance militaire c’est parce que l’hégémonie du Qi permet au peuple de vivre dans un monde pacifié.
Il serait en outre préférable de ne pas confondre enseignement confucéen et histoire de la bureaucratie chinoise, techniques de gouvernement. La pratique du gouvernement en Chine impériale, et même jusqu’à aujourd’hui, ne se déduit pas simplement des enseignements de telle ou telle école de pensée. Souvent elle les amalgame, ou même les ignore. Elle évolue confrontée aux nouvelles réalités imprévues produites par des circonstances nouvelles. S’il est vrai qu’avec la dynastie Han l’école confucéenne devient idéologie d’État, encore qu’il faille nuancer, que l’étude des Classiques s’inscrit au programme officiel des examens impériaux, cette idéologie ne suffit pas à assurer la paix et l’harmonie dans l’Empire. Le recours à la force pour monter sur le trône, à la coercition, pour mater les rébellions, est plus souvent la règle que l’exception.
Des Han jusqu’aux Tang, l’accomplissement de l’harmonie universelle résultait des actes ostentatoires et donc visibles du pouvoir impérial, l’empereur respectait les Rites conformément aux lois du Ciel, la personnalité morale de l’empereur n’avait pas alors beaucoup d’importance. À partir des Song, l’empereur acquiert une dimension morale dont procède alors l’harmonie dans l’empire au même titre que l’accomplissement des Rites. Le penseur Zhu Xi internalise le principe de structuration des choses (li 理) qui jusqu’alors procédait des souffles (qi 氣 ). Une vision idéaliste du monde basée sur l’extinction des désirs, qui confond dimension métaphysique et dimension formelle des choses, unifie dans un même système relations politiques, sociales et familiales constituées des Trois Relations fondamentales (san gang 三綱) – hiérarchiques – du souverain au ministre, du père au fils, et du mari à l’épouse, avec droit de vie ou de mort en cas de non respect des convenances. Les Rites confinent alors au formalisme, puisque il n’est plus un aspect de la vie sociale qui n’échappe à leur emprise. S’il existe une raison de penser qu’il y a dans la civilisation chinoise une prédisposition à l’exercice aveugle des talents, c’est donc plutôt de ce côté-ci qu’il faudrait chercher, plutôt que dans l’éducation selon Confucius. L’extrême rigidité introduite dans la société qui résulte de cette évolution du confucianisme qui assigne à chacun un rôle, une fonction, incite chacun à exceller dans sa fonction propre sans plus se préoccuper du reste. L’ennui avec cette thèse c’est que pendant le siècle qui nous sépare de la fin de l’Empire tout l’édifice du confucianisme a été mis à mal, l’épisode de la Révolution culturelle portant un coup presque fatal au ritualisme.
Côté européen, l’évolution de la pensée a suivi un autre chemin et celui-ci n’est pas sans éléments accréditant la thèse d’une nouvelle disposition permettant plus tard le transhumanisme. En Angleterre, Francis Bacon a rompu avec l’idée antique selon laquelle le but de la connaissance est la contemplation, annonçant le « règne de l’homme » avec la grande ambition « d’augmenter la puissance et l’empire du genre humain sur l’ensemble des choses. » Tout devient possible et tout ce qui est réalisable doit être fait.
Dans l’Italie de la Renaissance les hommes de science pour se défaire de l’emprise de l’Église opèrent eux un coup de force épistémologique en procédant à la mathématisation du réel rompant avec la manière de concevoir la science inaugurée par Aristote. La science se dé-historicise, se déshumanise.
Les Occidentaux intègrent dans certains de leurs mythes la notion de culpabilité(1), certes, mais du coté chinois il y a le sentiment de honte(2). Or ce sentiment de honte, s’il est bien une ‘école’ de pensée et de vie qui s’y intéresse, c’est l’école confucéenne. Pour Confucius le tout répressif est à bannir car il annihile ce sentiment. Confucius dit : « Guidez le peuple par les règlements, gouvernez-le par les châtiments, et n’aspirant qu’à se soustraire à la sévérité des lois, il perdra toute vergogne, instruisez-le par la vertu, gouvernez-le par les rites, pénétré du sens de l’honneur, il sera porté naturellement au bien. » (trad. Jean Lévi).
Il est vrai, ce sentiment à la différence de l’éthique autonome occidentale, inscrit l’éthique chinoise dans un schéma paternaliste, où le bon gouvernement est celui du sage-guide. Cependant il y a une condition, c’est que la vision du sage soit juste est cohérente : « Si les noms ne sont pas corrects, les propos ne sont pas conformes, les affaires ne pourront être réglées. Si les affaires ne peuvent être réglées, les rites et la musique ne pourront fleurir ; les rites et la musique n’étant pas florissants, les châtiments étant injustes, le peuple ne saura plus où mettre ni pieds, ni mains. C’est pourquoi le prince attribue des noms qui donnent cohérence au discours et tient des discours qui ont leur application dans les conduites. Oui, un sage, en ce qui concerne le langage, veille à ne rien employer au hasard. »
Or s’il est un discours aujourd’hui qui manque de cohérence c’est bien celui du pouvoir chinois en place. On prétend veiller à l’harmonie sociale, mais en même temps a été introduit dans la société chinoise un système économique qui justifie et accomplit la lutte de tous contre de tous et dont le vocabulaire se répand dans pratiquement tous les domaines de la vie sociale. Enfin, l’arbitraire de la justice chinoise d’aujourd’hui étouffe dans l’œuf toute contestation, quand bien même elle s’exprime sous forme de doléances et est portée par des juristes qui ne réclament pourtant que l’application de principes démocratiques écrits noir sur blanc dans la Constitution chinoise.
Eu égard au système éducatif actuel, on ne saurait comparer la classe restreinte des aspirants au mandarinat sous l’Empire à la multitude des étudiants et lycéens, collégiens, qui étudient aujourd’hui pour avoir une chance de s’insérer dans le monde économique hyper compétitif du capitalisme d’État.
Autrement dit, il faut réussir vite et bien. Il existe d’ailleurs une expression chinoise d’inspiration confucéenne selon laquelle « ne pas réussir c’est accomplir sa vertu d’humanité » (不成功變成仁), elle traduisait l’existence d’un phénomène réel qui était que ceux qui échouaient aux examens impériaux, parfois jusqu’à un âge avancé, n’étaient pas perdus pour la société. Des recalés célèbres firent ainsi quelques uns des plus grands noms de la littérature chinoise. La honte dans le contexte actuel n’a guère l’occasion chance de jouer son rôle régulateur, à moins de considérer la honte individuelle de l’échec aux examens dans un système économique court-termiste comme une bonne chose, ce qui serait absurde.
Il faut attendre le 19ème siècle avec les deux guerres de l’opium, le choc de la guerre sino-japonaise qui se conclut par le traité de Shimonoseki en 1895 et leurs traités inégaux pour que certaines élites chinoises redécouvrent les ‘avantages’ de la compétition économique qui n’avait plus cours avec cette âpreté depuis les Royaumes Combattants.
Une première tentative de réforme, dite des Cent Jours, chapeautée par Kang Youwei, est vite interrompue par les conservateurs qui avaient l’appui de l’impératrice Cixi, mais l’idée se fait jour qu’emprunter à l’ennemi ses sciences et ses techniques ne suffira plus à combler un immense retard par rapport à l’Occident en termes de puissance industrielle et militaire.
Il faudrait désormais assimiler l’esprit de la culture occidentale. C’est ce à quoi s’emploieront un groupe d’intellectuels déterminés. Outre la promotion de la littérature en langue parlée, certains, comme Lu Xun, suggèrent d’abandonner purement et simplement l’écriture chinoise. Sur le plan économique un îlot de capitalisme prospérera à Shanghai pendant deux décennies environ avant qu’il ne soit éliminé peu après la victoire des communistes en 1949.
La période actuelle, que je ferais tout de même commencer à l’époque maoïste pour sa folie des grandeurs nationalistes, est à certains égards à rapprocher du Premier Empire chinois qui s’était déjà singularisé par sa démesure. Entre parenthèses, un Guy Debord a bien cru que l’armée de terre cuite du Premier Empereur de Chine était un faux fabriqué à la gloire du maoïsme. La réussite du royaume de Qin devenu empire ne fut pas le triomphe de Confucius. En 213 avant notre ère, sous les ordres du Premier Ministre Li Si, fut ordonné le grand autodafé des livres confucéens et de toute la littérature chinoise de l’antiquité, exceptés les livres sur l’agriculture et de médecine. Le Premier Empereur qui recueillait les fruits du dynamisme dans les domaines technique et économique des Royaumes combattants, et l’amplifie, est véritablement une économie de guerre, sans mémoire, avec son culte de la performance à outrance : autant de têtes coupées, autant de terres attribuées aux braves guerriers, lesquels vivent dans une société militarisée et totalitaire de soldats-paysans, où la faute d’un membre d’une famille vaut faute collective. Quant à la quête d’immortalité qui obsédait l’empereur Qin Shi Huangdi elle avait surtout à voir avec les pratiques alchimiques taoïstes. Notons au passage que le taoïsme de Laozi diffère de celui de Zhuangzi, ce dernier prenant la quête d’immortalité pour une simple vanité. Il y a bien le vieux conte chinois intitulé « Yu Gong (le vieux sot) déplace les montagnes », mais il n’a rien non plus de spécialement confucéen. C’est une histoire que l’on trouve dans le livre taoïste du Maître Lie : un vieil homme qui n’en peut plus d’avoir devant chez lui deux montagnes qui lui barrent un accès direct au fleuve, décide qu’il va les raser. Au vieux sage qui lui dit qu’il n’en est pas capable Yu Gong rétorque que, lui, mort, ses descendants seront la relève. Il convainc alors sa famille puis ses voisins de se mettre au travail, et tous de déplacer les pierres une à une. Cela émeut le Seigneur d’en Haut qui dépêche deux puissantes divinités pour déplacer les deux montagnes. Autrement dit, vouloir c’est pouvoir et aide-toi et le Ciel t’aidera, avec la dimension d’entraide collective en sus. Mao utilisera l’expression lorsqu’il lancera ses grands travaux lors des campagnes de masse.
Que l’on songe maintenant au projet du gouvernement chinois de mise en place d’un système de notation généralisé de la population (avec à la clé une sorte de permis à point de la bonne conduite), en quelque sorte une rationalisation du système existant des dossiers individuels (dang’an) instauré sous l’ère maoïste, et qu’on y associe le projet militaire d’intelligence artificielle et l’on pourra se convaincre que la résurgence d’un système totalitaire n’est pas une simple vue de l’esprit. Comme du temps des Royaumes Combattants, la Chine, aujourd’hui royaume parmi les royaumes de la Terre, débauche à l’étranger les meilleurs talents pour rester dans la course de la guerre économique mondiale. Confucius y aurait-il retrouvé ses disciples ?
La tendance totalitaire et la tentative de « retour à Confucius » coexistent donc maintenant dans un même pays.
Si l’on admet que la Chine a tardé à intégrer les méthodes scientifiques et le développement technique avec la même réussite sur le plan du développement de la puissance, pour cause de confucianisme, alors la fuite en avant sur le plan est à chercher ailleurs que dans ce qui serait l’invariant de l’éducation confucéenne. Il faut se faire à l’idée que cette réalité qu’on nomme « Chine » est l’effet indécomposable d’une mémoire comportant des éléments divers (qui s’expriment plus ou moins et de différentes façons selon les époques) et de l’intégration de ce pays dans la mondialisation, la situation sociale et la politique d’un pays ayant toujours le dernier mot pour déterminer quels chemins doivent frayer les affects dans le vaste réseau des mémoires individuelles et de la mémoire collective.
Je voudrais maintenant évoquer le professeur Zhang Xin, de l’université de Pékin (Beida) que j’ai bien connu dans les années 90-91 puisque j’étais l’un de ses étudiants. Il se trouve qu’il exprime une position extrêmement critique vis à vis du clonage et tout ce qui concerne la chosification de l’humain. J’ai trouvé un de ses articles sur Internet alors que j’essayais de retrouver sa trace. Zhang Xin, alors jeune docteur en archéologie de la Chine antique et pas encore professeur en titre, comptait déjà parmi les talents remarquables de Beida. Il avait déjà sa mine un peu sévère, son débit de parole rapide et le ton souvent véhément. Cela ne l’empêchait pas de porter des chemises de soie colorées, ce qui lui donnait un air ‘moderne’ à coté des tenues vestimentaires très conventionnelles de ses collègues. À l’occasion, il vous invitait dans son modeste logis attribué par l’université, la conversation devenait alors plus familière. Pendant ses cours, un thème revenait souvent dans ses digressions : le retard pris par la Chine sur l’Occident. Il insistait alors sur la nécessité de comparer ce qui se faisait en Chine à l’aune de ce qui se faisait de mieux en Occident. Il était déjà ce qu’on appelle en Chine un émule de la quintessence nationale (guocui 國粹) fondée sur l’excellence d’une culture. J’ai appris par la suite qu’il s’était illustré en offrant au pays des ‘inscriptions’ : un texte de style classique qui commémorait le retour de Hong-Kong dans le giron de la Chine, un autre pour les Jeux Olympiques de Pékin, et quelques autres encore.
Aujourd’hui, tout au moins si je me réfère à ses apparitions publiques visibles dans des vidéos en ligne, il porte le veston caractéristique du lettré chinois traditionnel ; il est engagé dans le mouvement dit des « Études Nationales » (guo xue 國學), avec ses points d’achoppement éventuels, voire ses contradictions. Si j’insiste sur ces Études Nationales, c’est parce que ce mouvement réfracte en lui maints enjeux philosophiques, culturels et politiques de la Chine de ces vingt dernières années. Le Guoxue est donc une pratique, un courant de pensée, une idéologie, un engouement populaire parfois, qui (re)fait couler beaucoup d’encre en Chine depuis les années 90.
Pour ses partisans, le Guoxue est un retour à la tradition confucéenne véhiculée par l’étude des Classiques. Il faut préciser ici que cette notion de Classique n’est pas complètement figée puisque leur nombre est passé de 5 à 6, puis 9, et enfin 13 à partir de la dynastie Song. Un Classique ne doit pas son statut à une révélation divine puisque seuls des humains en sont les auteurs ; les Classiques initiaux s’enrichissent donc constamment de nouveaux commentaires, d’œuvres, de savoirs académiques, qui ensemble doivent éclairer l’expérience humaine. Ainsi, si l’on adopte une définition encore plus large, on considère que tous les ouvrages qui figurent dans la Bibliothèque Accomplie des Quatre Trésors de l’empereur Qianlong avec ses quatre sections, Classiques, Maîtres, Histoires, Recueils, constitue le corpus de la culture lettrée confucéenne quand bien même s’y trouvent nombre d’ouvrages qui ne sont pas directement liés à l’enseignement et à l’école confucéenne proprement dite. Détail important, dans ce corpus on ne trouvera pas la littérature en langue vernaculaire, ce qui exclue par exemple un roman aussi célèbre que Le Rêve dans le pavillon rouge.
Pour les contempteurs du Guoxue celui-ci est un frein au développement de la science. Liu Zehua, professeur d’histoire à l’université Nankai, dans un article publié dans le Journal des sciences sociales en 2015 objecte à propos du Guoxue : « Si l’on met sur le même plan le confucianisme et la civilisation chinoise, la haute culture, la renaissance culturelle, sans dire que les tares du confucianisme ont été occultées, est-ce que cela marche ? » Il poursuit : « Ceux qui se jetaient dans la carrière mandarinale dépendaient du pouvoir impérial, s’enrichissaient en gravissant les échelons, devenaient propriétaires terriens, et il ne faudrait pas avoir un autre avis ? »Et encore : « des universités voudraient avec le mot civilisation disjoindre Confucius, école confucéenne, et système impérial, est-ce que cela marche ? »
D’autres encore, préfèrent encore adopter une définition nouvelle du Guoxue à l’instar d’un Wang Furen qui estime que le Guoxue a figé le contenu de la totalité de la culture chinoise avec la mise à l’écart de la culture moderne, prônant alors un Nouveau Guoxue.
Le Guoxue ne date pas d’aujourd’hui. Il s’enracine dans le réveil nationaliste chinois du début XXème siècle, puis prend véritablement son envol pendant les années 20 dans le sillage du mouvement anti-confucéen du 4 mai 1919. Ses figures centrales sont Liang Qichao, Zhang Dayan et Hu Shi.
Liang Qichao lance le Journal des études nationales en 1906 dans le but de créer un environnement favorable à la libre pensée. En 1902 il avait déjà affirmé que «préserver l’école des lettrés » (rujia 儒家) ne signifie pas respecter Confucius» imputant à l’école confucéenne la disparition des savoirs académiques depuis les Han.
Dans le Livre de la raillerie (Qiushu 訅書) paru en 1900 Zhang Dayan avait considéré que l’école des lettrés confucéens n’est qu’une école parmi d’autres.
Pour Hu Shi, de l’université de Pékin, le Guoxue, abréviation de guoguxue (國故學), doit être l’étude critique du legs confucéen des Classiques au même titre que tout ce qui se rapporte à l’histoire et à la culture du passé chinois.
Chen Duxiu, Li Dazhao, qui s’intéressent au marxisme, et Lu Xun, esprit indépendant, restent en dehors du mouvement et se consacrent à la création de la culture moderne.
Aujourd’hui, pour les plus essentialistes des partisans des Études Nationales, comme le professeur Zhang Xin, il s’agit de réintroduire les Classiques au cœur de la civilisation chinoise, en inscrivant leur étude dans les programmes scolaires, ce dans le but d’édifier le peuple chinois, la morale au sein de la société chinoise faisant à leurs yeux aujourd’hui défaut, grevant les possibilités d’évolution du pays.
Mais on est encore loin du compte car, remarquent certains critiques, l’étude des Classiques dans un sens culturaliste n’avait de sens qu’imbriquée dans les institutions impériales, or celles-ci ont disparues, avec l’abandon des examens impériaux après la révolution de 1911.
Un retour à une essence de la culture chinoise impliquerait aussi un renoncement aux disciplines académiques dont le modèle de classification actuel est emprunté à l’occident. Or la classification actuelle en vigueur à Pékin, et quasiment partout dans le monde, qui distingue culture scientifique et humanités, semble incompatible avec le savoir organique propre à la culture lettrée traditionnelle.
Le confucianisme dans la mouvance du Guoxue est-il alors condamné à rester celui d’âmes errantes à la recherche d’un corps perdu pour reprendre une expression citée par Anne Cheng quand elle évoque certains des précurseurs au XXème siècle du renouveau du confucianisme ?
L’avenir dira si une assimilation complète de la culture occidentale par le classicisme chinois est chose possible, à moins que la biosphère ne nous en laisse guère le temps.
La spécialité académique du professeur Zhang Xin, nous l’avons vu, est l’archéologie de la Chine antique, il est également calligraphe et enseigne l’histoire de la calligraphie, c’est un lettré complet, au vaste savoir, selon l’expression consacrée. Il donne des conférences dans le pays pour émuler l’esprit du Guoxue. Le mouvement du Guoxue contemporain avait démarré véritablement, y compris avec une certaine effervescence médiatique, en 1993, avec en toile de fond la réhabilitation officielle de Confucius opérée dans les années 80. Le professeur Chen Lai, de l’université Qinghua, lui-même partie prenante, interprètera plusieurs années plus tard le démarrage de ce mouvement comme une réaction au discours de Deng Xiaoping pendant sa tournée dans le sud du pays en 1992 lors de laquelle ce dernier exhorta ses compatriotes en leur disant : « enrichissez-vous ! » ou encore leur déclarant : « Il faut prélever les éléments positifs du capitalisme pour édifier le socialisme à la chinoise. » Le mouvement des Études Nationales a concerné au premier chef des professeurs d’université, dans la capitale, principalement l’université de Pékin, l’université du Peuple (Renmin Daxue) et l’université Qinghua. D’autres grandes universités du pays s’y sont également engagées, et ont leurs propres instituts. Des matières, des disciplines, axées sur le Guoxue ont été mises en place avec parfois des différences notables dans les approches suivant la définition qui en est donnée. Régulièrement, ici ou là, ont lieu des échanges académiques sur les différents thèmes des Études Nationales. On y discute aussi de la meilleure d’approfondir le mouvement tandis que le gouvernement chinois adopte certaines mesures contribuant à l’extension de l’enseignement classique dans les écoles et dans la société dans son ensemble. Des revues consacrées au Guoxue sont nées. On construit des bâtiments entièrement dédiés au Guoxue, comme à l’Université du peuple en 2005. C’est dans ce contexte déjà bien établi que le président Xi Jinping est intervenu publiquement et politiquement dans le débat en octobre 2014 dans le cadre du Politburo, adoptant une position intermédiaire, puisqu’il déclarait : « Nous devons faire un usage complet de la grande sagesse accumulée par la nation chinoise depuis 5000 ans. »
Zhang Xin, outre son activité de conférencier occasionnelle, dirige également des stages payants dédiés à l’étude du Guoxue, où lui-même enseigne. Ces stages sont destinés aux décideurs économiques et aux cadres de l’administration. Sur un site, celui de l’université de Pékin, où une de ces formations est présentée, il est question, entre autres, d’améliorer la qualité, les performances du management, cela dans la perspective plus générale d’un retour aux études nationales lesquelles doivent contribuer au rayonnement de la civilisation chinoise. J’ai relevé (après conversion) le prix de 5435 Euros pour un stage s’étalant sur une année à raison de trois jours d’étude par mois. L’étude des traités de l’art de la guerre est au programme, à coté des grands Classiques confucéens proprement dits. Un moine bouddhiste enseigne les Canons du bouddhisme ; un professeur de l’université de la Défense Nationale assure le cours sur Sunzi. Pour le reste, il suffira de lire le texte, dont je propose une traduction, d’une des conférences du professeur Zhang Xin, tenant lieu également de préface à un manuel destiné à la lecture des Classiques. On pourra alors se faire alors une idée plus précise de ce qu’il en est en Chine, pour notre époque, du point de vue du professeur Zhang Xin, de la nature et du rôle de l’éducation dans le cadre de la tradition confucéenne.
Notre époque a besoin des Études Nationales, notre peuple a besoin des Études Nationales, par Zhang Xin
Voici deux dates très significatives : le 28 janvier 1988 et le 28 octobre 2009. La première date ce sont les prix Nobel très inquiets pour l’avenir de l’humanité qui se réunissent à Paris, ils mettent en avant l’idée qu’en 2530 l’humanité devra puiser dans le fonds de la sagesse confucéenne pour accomplir ce qu’on pourrait appeler une Connaissance commune de Paris . La seconde date c’est l’an dernier aux Etats-Unis, le 28 octobre, 40 représentants de la Chambre qui remettent un rapport intitulé : « Commémorer les 2560 ans de Confucius. »
Pourquoi à ce moment précis du développement de l’espèce et des sociétés humaines, des savants du monde entier, sans s’être concertés, se sont penchés sur Confucius et sa sagesse ? La raison est limpide : parce que l’humanité est en train de s’aliéner. Quel est donc ce concept d’aliénation de l’espèce humaine ? Ce sont les humains qui confrontés aux choses, leur sont aliénés. Communément on appelle ceci la « chosification » : chosification machinale, chosification animale. La chosification machinale c’est l’humanité qui jour après jour se développe toujours plus sur le plan des choses machinales. L’existence vitale et la vie quotidienne tendent à être de plus en plus mécanisées, instrumentalisées, modélisées, vidées et faussées. Ce que l’on appelle animalisation, c’est l’humanité qui régresse dans l’animalité, qui n’est rien d’autre que le darwinisme social : « tu m’attaques, je tire ; tu meurs, je vis. » Tout a un goût de compétition. La société humaine actuelle se trouve dans une posture très inhabituelle. Sous l’emprise de l’utilitaire elle devient esclave des choses et elle s’égare dans l’objectivité. Ce qui relève du beau (l’appréciation artistique) et ce qui relève du bien (le sentiment religieux) se sont de fait éloignés de notre vie quotidienne et de ce qui fait notre existence vitale. Notre fardeau est de plus en plus lourd. A fortiori en Chine, où il est encore plus difficile de faire preuve d’optimisme. Les causes se trouvent dans la période qui a précédé les années 1890 qui virent la boutique de Confucius renversée, et, il y a de cela plus de quarante ans, dans la révolution culturelle qui n’a pas d’exemple comparable dans l’histoire. Ainsi l’éducation devint un problème. Quel problème ? Celui de l’occidentalisation, de la spécialisation, qui a fait de la classe, de l’amphithéâtre, le lieu unique dédié à la transmission des savoirs. Pour employer les mots du sociologue Fan Guangdan : on n’a pas éduqué les hommes en les prenant exactement pour ce qu’ils sont, c’est à dire en les prenant pour des humains.
Alors quelle est cette sagesse confucéenne sur laquelle se sont penchés ces savants du monde entier ? De quel esprit fondamental des Études Nationales s’agit-il ? La réponse est très simple, elle tient en deux caractères : 人本 ce qui donne : ‘racine humaine’. Quant à la définition des Études Nationales elle tient en deux caractères : 人學 , ce qui donne : ‘l’étude de l’humain’ (renxue). Bien sûr, dire cela, c’est le dire relativement et comparativement aux autres civilisations et aux autres nations. La culture chrétienne, fondamentalement, c’est l’étude du divin ; la civilisation occidentale, fondamentalement, c’est l’étude des esprits fantomatiques ; la civilisation scientifique fondamentalement, c’est l’étude du ciel (nature) ; la civilisation chinoise et les études nationales chinoises, fondamentalement c’est l’étude de l’humain. Ce que signifie fondamentalement racine humaine et étude de l’humain c’est que tout commence par l’examen de la nature humaine et que tout aboutit à l’examen cette nature humaine. « Confucius comprend les choses sur la base de sa propre existence et de ses conditions de vie. » (Liang Shuming). Les questions principales que posent Les Études Nationales et l’étude de la nature humaine ce sont celles-ci : qu’est-ce que l’humain, comment accomplir nos vies, quel monde faudrait-il pour qu’il soit viable et idéal ? À quel modèle de vie peut prétendre une vie viable et idéale ? L’espèce humaine et la société ont des parcours déterminés, chaque vie individuelle a son parcours déterminé, et c’est ce qui fait la nécessité des Études Nationales.
Alors qu’est-ce que l’humain ? Les Saints et les Sages de l’antiquité avaient un regard limpide sur les choses et une grande hauteur de vue. Cela revient à dire deux choses. Le première c’est qu’il y a le corps + l’esprit ; l’humain est constitué du corps et de l’esprit. Mencius est le premier à avoir fait cette distinction. Pour quoi Mencius l’a-t-il faite ? D’abord pour distinguer les humains des animaux et ensuite pour distinguer l’homme de peu de l’homme de bien. Il s’agit donc d’une distinction qui revêt une signification très importante. Le second c’est que les humains ont une existence limitée. Leurs capacités de connaissance et d’agir sont limitées. C’est pourquoi dans Le Juste Milieu on a cette phrase : «être prudent en ce qui concerne les choses jamais vues, craindre les choses que l’on a pas ouï-dire. « Cela veut dire que les humains ont objectivement une existence par nature limitée et que seule l’espèce humaine sait qu’elle a des limites, et c’est pourquoi seule l’espèce humaine possède ces sentiments de prudence et de crainte. Or c’est dans l’enfance de l’humanité qu’apparaissent de la façon la plus évidente ces limites naturelles : ignorante, faible, sans secours, dans l’expectative. C’est la raison pour laquelle dans l’obscurité de son imagination il y a une force qui la soutient, lui vient en aide. Ainsi furent crées les divinités. Et c’est ainsi que les divinités ont été aux commencements des sociétés et de l’espèce humaine. Et c’est ainsi que divinités ont aidé l’espèce humaine à traverser sa période historique la plus obtuse, la plus difficile, la plus noire et en même temps la plus longue, cette époque que Kant distingue comme étant celle de « l’âge du pouvoir des Dieux ».
Alors, sur quoi s’appuient le divin pour venir en aide à l’espèce humaine et pour que s’ouvrit le chemin qui mène les sociétés jusqu’à nos jours ? Quelle est la fonction fondamentale des divinités ou des religions ? Elles ont deux fonctions primordiales : 1. Elle donnent à l’espèce humaine espoir et réconfort, donnent sa stabilité à la vie humaine. 2. Elles apportent aux sociétés un milieu pour des connaissances et savoirs communs, contribuant à maintenir un ordre social. Ainsi la fonction et l’efficacité des divinités est-elle incommensurable ; sans divin il n’y a pas d’espèce humaine et de société, et sans elles nous n’aurions pas l’espèce humaine aujourd’hui. Nonobstant, il faut se demander si le seul divin est suffisant ? Autrement dit, est-il possible de s’en tenir éternellement au divin, l’espèce humaine peut-elle survivre éternellement dans le monde du divin ? La réponse est négative et à cela il y a deux raisons. La première c’est que le divin est extérieur aux humains. La seconde c’est que le divin a ses limites, en tant qu’il s’adresse à l’âme des humains. Qu’est-ce que l’âme? C’est l’esprit qui survit à la mort. Par conséquent les divinités ont un défaut inné : elles s’affranchissent du monde humain. Comme le dit un proverbe canadien, tout le monde pense à Dieu, mais si l’on ne meurt pas, comment voir Dieu ? Voilà pourquoi les Dieux ne peuvent donner aux humains le repos complet. S’il n’y que le divin, il en résulte que la raison humaine ne peut guère se développer, ou alors elle se perd, ce qui amène inévitablement les superstitions. A leur paroxysme une folie religieuse s’empare de toute la société. Et c’est ce qui s’est réellement produit au Moyen-Age lorsque l’espèce humaine connut sa première crise et période noire de l’histoire. Quelle crise ? La crise du tout divinité ; quels ténèbres ? Ceux du tout divin. Le désastre du divin était à son comble.
De la même manière, on ne pas ne pas ne pas avoir une réflexion fondamentale sur la question de savoir si le tout est choses est viable. L’espèce humaine peut-elle vivre dans un monde où il n’y a que les choses, assujettie éternellement à celles-ci, à l’instar des animaux qu’on élève en troupeaux ou dispersés, à l’instar des machines qu’on fabrique et qui fonctionnent ? La réponse est nécessairement négative. Ici également les raisons sont simples. La première raison c’est que ce qui relève des choses matérielles se trouve être extérieur à la vie humaine. C’est ce que les anciens désignaient comme étant les choses en dehors du corps. Autrement dit, ce qu’on n’amène pas en naissant, ni n’emporte en mourant. La seconde raison, c’est que l’aspect matériel des choses ne concerne que le corps humain. Autrement dit, les choses matérielles ne sont responsables que de la vie matérielle des humains. Aussi, ce n’est pas non plus des choses matérielles que les hommes peuvent obtenir le véritable apaisement. Si tout est chose matérielle alors c’est la raison qui disparaît. Nécessairement, c’est la folle errance des choses de la matière. On se retrouve alors avec une crise des choses matérielles.
Et c’est parce que cela n’avait pas été admis que la première guerre mondiale a pu éclater, puis la seconde, puis dans un enchaînement ininterrompu de violences, il y a eu telle nouvelle guerre à tel endroit qui prenait le relais de telle autre guerre finissante en tel autre lieu ; ce furent les guerres du Vietnam, de Corée et d’Irak, et aussi la crise économique qui s’aggrave de jour en jour. L’état de l’environnement nécessaire à la survie de l’espèce empire, les ressources naturelles non renouvelables s’épuisent. Là où le ciel doit être sombre, il n’est pas sombre, quand il doit faire froid il ne fait pas froid, quand le temps doit être calme, il ne l’est pas, là où il doit neiger, la neige ne tombe pas. Là où il ne devrait pas neiger, il neige subitement en dépit du bon sens.
La vie des humains est confrontée à des crises de plus en plus graves : Sida, SRAS, maladie de la vache folle. Récemment les britanniques ont vu avec stupeur apparaître sur leurs tables de la viande d’animaux clonés. L’ADN de l’univers du vivant est en train de se transformer, s’il ne l’est déjà. L’espèce humaine vit de plus en plus dans un espace factice : ce que nous mangeons, ce qui nous habille est de plus en plus faux. Même les instincts des humains sont concernés:la naissance sera artificielle, mécanisée, remplacée par des artefacts, peut-être un jour sortira-t-on d’une machine des humains ni tout à fait humains, ni tout à fait esprits fantômes, des clones humains ! On pourra alors les calibrer. C’est très inquiétant. Désormais, le fonctionnement dénué de sentiments de ces deux créatures titanesques que sont la technique et le capital dépasse chaque jour un peu plus les capacités de maîtrise et d’organisation des humains entre eux, n’étant plus très loin de la perte totale de contrôle. L’espèce humaine est confrontée à une crise énorme qui engage sa survie. Que faire ?
Ceux qui dans le monde ont des connaissances réfléchissent. Et c’est ainsi qu’à la fin du siècle dernier il y a eu cette Connaissance commune de Paris avec des lauréats des prix Nobel du monde entier. Oui, puiser dans la sagesse confucéenne bien avant 2530.
Qu’est-ce que la sagesse confucéenne ? La sagesse confucéenne n’est autre que la sagesse de la nation chinoise, la plus remarquable contribution de la nation chinoise au monde. Ce qui veut dire que Confucius a révélé le monde d’une espèce humaine qui s’appartient à elle-même : le monde de l’esprit. L’explication est simple, d’abord les humains ne sont pas des divinités, cela ne peut donc pas être un monde du seul divin, où ils sont éternellement sous les ordres du divin, vivant dans le monde des divinités. Ensuite, les humains ce ne sont pas des choses matérielles. Et puisqu’ils ne sont pas des animaux-machines, ils ne sont pas non plus des animaux, alors ils ne sont plus que des êtres matériels, obéissant éternellement aux choses matérielles, vivant dans le monde des choses matérielles. L’humain c’est l’humain, c’est pourquoi l’humain ne peut vivre que dans le monde humain. L’esprit est le constituant principal de l’humain, aussi l’humain ne peut-il vivre que dans le monde de l’esprit. Il y un monde idéal et naturel pour autant qu’il y a un monde de l’esprit.
Or donc, le fait que l’espèce humaine appartienne au monde propre de l’espèce humaine est-ce à dire qu’il n’y a que l’esprit ? La réponse est encore négative. Parce que l’humain est ce qu’il y a de commun au corps et à l’esprit. Il faut stabiliser le corps pour que celui-ci ne puisse se soustraire aux choses matérielles. Il faut stabiliser l’esprit pour que celui-ci ne puisse se séparer du divin. Ainsi ce qui appartient au monde de l’espèce humaine et qu’a révélé Confucius ce sont le divin, le matériel et l’esprit ces trois instances en un corps, un monde où l’esprit dirige.
Dans un tel monde comment l’espèce humaine subsiste-t-elle ? C’est à dire, comment se développe la vie des humains. Quel modèle de vie idéale et naturelle serait celui de l’espèce humaine ? On peut l’affirmer, ce n’est pas la vie du divin, ce n’est pas non plus la vie des choses matérielles. Ce ne peut être que la vie de l’esprit. Il y a un mode de vie propre à l’espèce humaine pour autant que l’espèce humaine s’est donnée les moyens et a été capable d’avoir une vie de l’esprit.
Pour parler concrètement, cela veut dire, premièrement : ne pas rechercher outre- monde une libération, mais bien vivre dans le monde présent, réussir sa vie d’humain et être un homme de bien. De l’enfance à la vieillesse prendre d’abord soin de soi, puis prendre soin des autres, puis à nouveau les autres prennent soin de nous, l’on jouit alors du parcours complet de la vie. L’esprit s’est impliqué en traversant ces trois étapes. C’est aussi ce que Zhuangzi appelait « accomplir son destin et ne pas mourir à la fleur de l’âge. » Deuxièmement, la vie ce n’est pas l’obtention de la plus grande satisfaction dans la quête des choses matérielles, mais ce ne peut être que la recherche autant qu’il est possible de la joie de l’esprit. Manger, s’habiller, être en bonne santé, ce n’est pas le but. Le but du manger, du s’habiller et de la santé c’est la joie de l’esprit. La joie de l’esprit est la seule raison d’être de la vie. La vie qui a pour fin la joie c’est la vie de l’esprit. C’est à dire la vie de l’union du corps et de l’esprit. C’est ce que Zhuangzi nomme « bien vivre et bien mourir ». Une vie intégrale ne peut être que la vie qui va de la naissance à la mort. Il suffit alors que chacun vive au mieux sa vie, se réalise un soi-même, pour que le bon renouvellement de la vie de l’espèce humaine s’accomplissent.
Telle est la sagesse de Confucius, la sagesse de la nation chinoise — la grande sagesse, la grande éducation, la grande vision de l’existence. C’est là que se trouvent la valeur et l’esprit fondamental des études nationales et de la civilisation chinoise. Or une telle sagesse, un tel esprit, une telle valeur, comment concrètement la connaître et la posséder ? Ce qui revient à dire, comment pouvons-nous faire de nous des humains, des hommes de bien, et ainsi parvenir au monde de l’existence idéale ? Nous ne pouvons que solliciter l’enseignement des Anciens Saints et Sages, solliciter l’enseignement des Classiques. Ce qui ne désigne pas autre chose que les Cinq Classiques et les Maîtres, y compris les Quatre livres dont l’édition a été fixée par les confucéens de la dynastie Song et ont été promus au rang des leçons indispensables pour la vie.
Zhuangzi dit des Cinq Classiques que ce sont « les traces ordonnées des Anciens Rois ». Les ouvrages classiques sont les remémorations et prises de note de ce qui dans activités sociales des ancêtres lettrés qui possède la plus grande valeur. C’est la source et la base de la civilisation chinoise. Tous les produits de la civilisation chinoise se sont développés sur cette base. Toutes les formations psychologiques et culturelles de la nation chinoise sont nées et se sont établies sur cette base. La Préface du Livre des Documents dit : « le livre des trois Empereurs se nomme les Trois Tumulus, il parle de la grande voie, le livre des Cinq Empereurs se nomme les Cinq Canons, il parle de la voie constante. Les Classiques et Canons éclairent l’origine et la base de la civilisation chinoise. Ils impliquent la Voie — l’appui interne à partir duquel est généré tout le développement de la civilisation chinoise. La civilisation chinoise est là sans interruption depuis 5000 ans, et pas à pas elle continue d’avancer. Alors n’y a-t-il pas là une grande sagesse, quelque chose d’important !
Mais ce qui est très regrettable c’est que depuis le mouvement du 4 mai, et aussi après les années 50 avec la réforme de l’écriture et surtout après les années 60 avec la Révolution culturelle, nos Classiques ont été laissés à l’abandon dans un pavillon haut perché et ainsi, jour après jour, ils sont sortis un peu plus de la vie des gens, jour après jour ils se sont éloignés un peu plus du système d’éducation national. Cela a eu pour conséquence sociale directe que les chinois ne connaissent plus les caractères chinois, les chinois ne lisent plus de livres chinois, les chinois ne lisent pas leurs Classiques. Nous avons eu alors ce phénomène inévitable que les gens ont renoncé à leurs propres sentiments pour suivre celui des autres, et d’un seul homme ils se sont alors entichés d’une civilisation occidentale en position dominante, perdant alors la confiance en soi d’une nation, la confiance envers leur propre culture. Les gens perdent leur croyance en l’excellence originelle de notre nation chinoise, les gens n’ont plus l’esprit de crainte respectueuse, les gens n’ont plus l’âme religieuse, les gens n’ont plus la force qu’apporte un soutien spirituel, les gens n’ont plus d’esprit à demeure, il n’y a plus de rien de grand, il n’y a plus de noblesse. Alors la sincérité part à vau l’eau, la morale régresse, on s’oriente vers la superficiel, l’intérêt profitable, et même vers la folie et le crime.
Que faire ? Il faut éveiller les esprits, il faut renouveler l’éveil des esprits. Pas seulement pour notre prochaine génération, en éveillant l’esprit de nos bambins, car il importe tout autant d’éveiller l’esprit de nos aînés. Les gens de notre pays doivent s’éveiller, sont dans l’attente de cet éveil. Ce travail d’éducation est tout à fait faisable, parce que les études nationales ont une vitalité incomparable.
Les études nationales ont eu à subir trois chocs sévères : le 4 mai, la Révolution culturelle et la politique d’ouverture et de réforme (économique), cependant elles n’ont pas sombré, elles coulent encore dans les veines du peuple, sont préservées dans les gènes du peuple chinois. Ainsi nous avons cet engouement actuel du renouveau des études nationales. Des petits groupes d’entrepreneurs, de cadres se dirigent vers les stages d’études nationales. Puis il y a eu ce Trésor des Classiques de l’éveil aux études nationales que chacun a maintenant devant soi. Nous avions réuni une équipe ad hoc de chercheurs chinois d’âge moyen épris de culture littéraire et plein d’enthousiasme pour les études nationales, et ainsi tout a été fait pour éditer cette série de petits livres maintenant offerts à tous, à la société, à l’époque.
Sous la dynastie Tang, Maître Hanyu dit : « pour lire il faut d’abord connaître les caractères » Dans la vie pourquoi faut-il étudier ? Parce que, dit Le juste Milieu : » Le mandat du ciel a pour nom notre nature » La nature de l’homme est attribuée par le Ciel, la Nature. Cependant, le Ciel n’a fait que donner à chacun une existence, il n’a pas donné à chacun la capacité et le talent pour réaliser cette existence. Le talent et la capacité d’où viennent-ils alors, si ce n’est par l’étude ? Voilà pourquoi Confucius n’admet pas que la connaissance vienne en naissant, à l’inverse, c’est parce que avons plaisir à l’étude que nous nous établissons. Alors, étudier quoi ? Premièrement wen, deuxièmement xian. Ce qu’on appelle xian ce sont les choses ou les personnes qui ont une forme. Ce qu’on appelle wen ce sont les livres. C’est pourquoi étudier revêt une extrême importance pour l’existence humaine : lire est un mode de vie et un mode d’existence. Pourtant, pour lire il faut un préalable qui est de savoir les caractères. Or la signification que pointe Hanyu en disant « savoir les caractères » c’est de savoir les caractères anciens, savoir leur sens originel. C’est pour nous contemporains qui ne savons que les caractères d’après la réforme de l’écriture, c’est à dire des caractères simplifiés, et ne savons pas les caractères compliqués, sans nul doute, une difficulté, et très certainement aussi une grosse difficulté qui vient encore s’ajouter à d’autres difficultés. Pour cela, nous avons spécialement annoté chaque caractère en donnant la prononciation, en espérant toutefois que la pratique et la réflexion de tous concernant les études nationales nous apportent plus d’aide.
Emerson dit : « étudier directement le seigneur. « Cela signifie qu’il n’est pas nécessaire de voir sa photo, de voir sa photocopie, mais qu’il faut le voir en personne. Aussi, comme nous le disons souvent, il faut lire les textes originaux, il faut lire les classiques. Il ne faut pas, par commodité, pour économiser du temps, lire des traductions en chinois contemporain, ou même seulement des morceaux choisis. Les éditions très annotées il est préférable également de s’en passer. Dans tous ces cas on s’écarte du texte originel. Il devient inévitable que le sens soit biaisé, que l’on perde quelque chose, au point même parfois de faire des contresens. Et ce d’autant plus que de nos jours ceux qui écrivent sont plus nombreux que ceux qui étudient.
Confucius dit : « Ceux qui étudiaient autrefois le faisaient pour eux, ceux qui étudient aujourd’hui le font pour les autres. » Il y a dans l’étude une différence entre l’homme de bien et l’homme de peu, Xunzi dit : « l’étude pour soi c’est l’étude de l’homme de bien, l’étude pour les autres, c’est l’étude de l’homme de peu. » L’étude pour les autres, c’est que cela se sache en dehors de soi, l’étude pour soi, c’est « vouloir l’obtenir pour soi », « l’étude de l’homme de bien consiste dans la culture de son corps », c’est pourquoi l’étude est une action individuelle, il n’y pas comme cela existe chez certains personnages médiatiques à prêcher le vrai pour le faux, faire étalage de son savoir, se mettre en scène. Dans l’étude, le plus important n’est pas l’acquisition des connaissances, mais de « savourer » ; il faut sentir les choses, il faut réfléchir en se basant sur son expérience personnelle de la vie, « il faut transformer le caractère. » Avant l’étude, c’est ainsi, après l’étude c’est autrement. Il faut absolument suivre la deuxième voie que nous indique Liang Qichao : la pratique de la vertu naturelle.
Nos contemporains ont pris l’habitude d’utiliser les méthodes occidentales. C’est à dire la méthode « scientifique », la méthode analytique, la méthode de la recherche des écarts, la méthode quantitative pour étudier les livres et produire de la connaissance. Tout ceci pose de gros problèmes. Connaître les Canons de la culture chinoise, les Cinq classiques, et les Maîtres, ce n’est pas scientifique, car ce sont des humanités. C’est pourquoi dans l’étude on ne peut que veiller à des humanités, on ne peut qu’utiliser la méthode relationnelle, synthétique, qui va au delà des formes. L’utilisation de la méthode analytique, scientifique, ne peut produire que des experts. Ce qu’on appelle des moines à la bouche en coin qui ont leur point de vue personnel sur tel ou tel Canon en particulier, tous ces spécialistes du Lao Zi ou du Sun Zi qui se sont formés sur ce modèle. Ils ne savent donc pas que Laozi, Zhuangzi, Sunzi, sont tous chinois ? Ils partagent pourtant les mêmes bases génétiques, les mêmes formations mentales et culturelles, et il y aurait de telles différences entre eux ? C’est pourquoi je préconise toujours de faire « le vieux (qui) fait le petit-fils ». Laozi, Zhuangzi, Sunzi, il faut les connaître sur le bout de doigts. Et de même, prose, histoire et philosophie, il faut connaître à fond.
Ce petit livre que nous avons ici, nous l’avons édité en prenant en considération tout ce qui vient d’être dit. Nous souhaitons qu’un grand nombre de lecteurs s’y appliquent de tout cœur.
Encourageons-nous mutuellement ! Assumons la grande responsabilité de transmettre et de faire rayonner la culture chinoise !
Ceci pour introduction.
Cifu à Beida, pavillon Puyi. 2010.11.2 à l’aube. (L’auteur est professeur d’archéologie de l’université de Pékin et à l’Institut du vaste savoir littéraire. Canons précieux de l’éveil aux études nationales. Editions Qingwu, Déc. 2010.)
Source du texte traduit : http://pkunews.pku.edu.cn/zdlm/2013-11/11/content_279627....
(1) Culpabilité : État plus ou moins angoissé et morbide d'une personne qui se sent coupable de quelque chose; comportement qui en découle et que caractérisent principalement des réactions d'agressivité projetée chez autrui ou dirigée contre soi même dans l'autopunition*, l'auto-accusation* et l'autodestruction*
(2) Honte : Sentiment de pénible humiliation qu'on éprouve en prenant conscience de son infériorité, de son imperfection (vis-à-vis de quelqu'un ou de quelque chose). Synon. confusion.La honte le retient. Être pris de honte (Ac.) - Effet d'opprobre entraîné par un fait, une action transgressant une norme éthique ou une convenance (d'un groupe social, d'une société) ou par une action jugée avilissante par rapport à la norme (d'un groupe social, d'une société). Synon. déshonneur; anton. honneur.Les hontes du péché, du ridicule. Effacer la honte d'une mauvaise action; couvrir quelqu'un de honte (Ac.).
Quelques références
Anne Cheng, « Le confucianisme est-il un humanisme », son cours au Collège de France, 2014. https://www.college-de-france.fr/site/anne-cheng/course-2...
Rémi Brague, Le règne de l’homme, Gallimard, 2015
Jean Lévi, Les entretiens de Confucius et de ses disciples, Albin Michel, 2016
Paul Jorion, Comment la vérité et la réalité furent inventées, Gallimard, 2009
John Makeham « Le renouveau du Guoxue, antécédents historiques et aspirations contemporaines », in Perspectives chinoises, 2011
Chen Lai 陈来, Tradition and Modernity : a Humanist View , 2009 http://chinaperspectives.revues.org/5761?lang=fr
Chen Lai 陈来, « Entretien avec le professeur Chen Lai », conduit par Roger Darrobers, 2010 http://www.institutricci.org/A6_documents/data_doc/Doc/Le...
Lu Chang 陆畅, « Shilun guoxue de jiben tezheng » (Essai sur les caractéristiques fondamentales du Guoxue), 2014 http://www.cqvip.com/qk/97427a/201401/48718112.html
Wang Furen, 王富人 »Xinguoxue Lungang » (Les grandes lignes du Nouveau Guoxue) in Xinguoxue Yanjiu, di yi ji, Renmin Wenxue Chubanshe, 2005
Liu Zehua, 刘泽华 »Fuxing ruxue shi wenming de tisheng ma ? » (La renaissance de l’École des lettrés confucéens, est-ce un progrès pour la civilisation ?) in Zhonguo shehui kexuebao, 2015
http://news.nankai.edu.cn/mtnk/system/2015/07/16/000242103.shtml
Zhang Xin, 张辛, « Shidai xuyao guoxue, minzu xuyao guoxue », (Notre époque a besoin de Études Nationales, notre peuple a besoin des Études Nationales ), Beijing Daxue, 2013
http://pkunews.pku.edu.cn/zdlm/2013-11/11/content_279627.htm
Zhang Xin, sa notice Baidu (le ‘wikipédia’ chinois) : http://baike.baidu.com/subview/221274/6393257.htm
Promesses et menaces à l’aube du XXIème siècle : conférence des lauréats du prix Nobel à Paris, 18-21 janvier 1988, Editions Odile Jacob, 1988
Sylvain Arnulf « Pour le créateur de Baidu, la Chine doit devenir une superpuissance de l’intelligence artificielle. », 2015
http://www.usine-digitale.fr/article/pour-le-createur-de-...
Chine – Prête pour le transhumanisme ? par DD & DH
Billet invité.
C’est le thème, simultanément porteur d’espoir et vecteur d’angoisse, qui, désormais sorti de l’univers clos des labos de recherche et des films hollywoodiens de super-héros, se met à courir les rues, à hanter nos imaginations et à pimenter les conversations du Café du Commerce.
L’espèce humaine vient en effet de comprendre brutalement qu’un bond extraordinaire de la science est en train de rendre bien réelles dès demain matin les plus aventureuses spéculations qu’elle étiquetait « science-fiction » jusqu’à hier et qu’il va lui falloir faire avec bon gré mal gré.
Parmi les nombreux projets qui mijotent dans les tubes à essai, sans aller jusqu’à l’immortalité qu’on commence à nous faire miroiter et que nous laisserons de côté pour le moment, se trouvent évidemment en très bonne place le clonage et les mutations d’encodage génétique appliqués aux humains. Ces manipulations de l’ADN sont d’ores et déjà relativement bien maîtrisées chez l’animal et la communauté scientifique est arrivée au point exact du possible « basculement » vers la grande mutation anthropologique que constituera l’application de ces techniques à notre espèce ainsi « augmentée ». Nous disons « constituera » et non « constituerait » tant il nous apparaît que ce qui est faisable se fera inéluctablement et probablement de manière irréversible. Rassurons-nous : il ne se peut que l’on ne nous assure pas que cela sera « pour notre plus grand bien » !
Or, tandis qu’en Europe nous hésitons encore (un peu) au bord du précipice, la Chine est en train de se positionner à l’avant-garde de cette marche vers l’inconnu. Des scientifiques chinois ont déjà mis le doigt dans l’engrenage en publiant les résultats d’une « première » réalisée en avril dernier, à savoir une série de manipulations génétiques sur un échantillon de 86 embryons (source : Le Monde Cahier « Sciences et médecine » 23/09/2016). En juillet d’autres chercheurs présentaient leurs travaux pour soigner le cancer chez l’adulte via une technique de modification génétique.
Parallèlement, un sondage à l’échelle mondiale a montré que c’est en Chine que l’idée d’une modification du QI in utero rencontre le plus d’adhésion spontanée de la population, 39% s’y déclarant favorables et jusqu’à 50% franchement enthousiastes parmi les couches de population les plus jeunes et éduquées (même source).
Ce positionnement n’a rien d’étonnant. La tentation eugéniste est latente en Chine et n’attend que la technologie qui la rendra effective et assurée du succès. La perspective de mettre au monde un enfant « augmenté » dont le QI trafiqué in utero assurera des performances scolaires et une réussite sociale spectaculaires est le rêve tout à fait avoué de beaucoup de familles chinoises ! Un pays qui, avec Confucius, met au-dessus de tout les capacités intellectuelles depuis deux millénaires et demi ne saurait décevoir dans ce domaine : aller au bout du perfectionnement possible et se surpasser dans l’acquisition de talents est le seul credo que la Chine a toujours entonné. N’existe-t-il pas à Pékin un Temple de l’Intellectualisation (dont le nom chinois « zhi hua si » serait mieux rendu par « Temple de l’activité intellectuelle socle de la civilisation ») spécifiquement dédié à l’Intelligence ?
Tous les écoliers chinois connaissent bien le terrible « marche ou crève » des études à grand renfort de cours particuliers et d’épuisants « tours de chauffe » avant les examens ! Réussite à tout prix ! Les parents chinois caressent tous le rêve de hisser leur enfant (unique jusqu’à ces tout derniers temps !) au pinacle et de lui voir réaliser ce dont la Révolution Culturelle les a privés. Comme le piano a été la revanche N°1, par progéniture interposée, des ex-gardes rouges et ex-« jeunes instruits » (chassez l’embourgeoisement, il revient au galop !), c’est par exemple le cas du jeune pianiste virtuose Lang Lang qui, littéralement, ne pouvait pas ne pas exaucer les désirs frustrés de ses parents prêts à tous les sacrifices pour assurer son ascension aux premiers rangs mondiaux dans le domaine des gammes.
Dans la mesure où actuellement le foot, sport particulièrement chouchouté par le Président Xi qui rêve d’un « Mondial » triomphal, a plus le vent en poupe que le piano, c’est vers lui que convergent les aspirations de bien des parents qui se mettent à rêver de Messi, Beckham et Ronaldo en herbe en inscrivant leurs rejetons à la gigantesque Académie du Football, avec ses 50 terrains, installée dans le sud de la Chine. Un reportage à la télé (diffusé en bouche-trou pendant la grève d’I-Télé) y a montré un môme d’une dizaine d’années au bord des larmes bafouillant qu’il n’aimait pas du tout le foot. Qu’importe : 5 heures par jour de balle au pied ad majorem gloriam de papa, de maman et des ancêtres ! S’il y a un gène du foot, il ne fait aucun doute qu’on le lui transplantera dès que possible… Sans verser dans un essentialisme de mauvais aloi, force est de constater que la passion de l’excellence et le syndrome Guinness Book sont de puissants levains qui travaillent en profondeur la « pâte » chinoise !
Les Chinois manifestent, dans ces domaines, une confiance et une audace qui nous épouvantent un peu. Sans doute faut-il se souvenir qu’ils sont des joueurs infatigables et jamais découragés. Ils misent sur le côté bénéfique du progrès et sont prêts à tenter le coup ! Ils n’ont jamais non plus produit de ces mythes qui ont structuré notre imaginaire européen : il n’y a pas de Prométhée chinois supplicié jusqu’à la fin des temps par un Zeus jaloux pour avoir aidé les premiers hommes à « s’augmenter » par l’usage du feu. Pas davantage d’« Apprenti sorcier » incapable de contrôler, faute de la formule capable de le stopper, le terrifiant pouvoir dont il s’est magiquement « augmenté » en mettant en branle l’infernal ballet des seaux d’eau. Pas de « Faust »» non plus, piégé par le Diable à cause de son insatiable appétit pour une vie « augmentée » et pas de créature du Dr. Frankenstein dont le processus d’« augmentation programmée » n’est pas allé jusqu’à son terme, donnant naissance à un monstre. A noter que les trois mythes, devenus constitutifs de notre identité, de l’Apprenti sorcier (Goethe 1797), de Faust (repris de Marlowe par Goethe en 1808) et de Frankenstein (Mary Shelley 1818) ont été popularisés chez nous sur une petite dizaine d’années au tournant du XVIIIe et du XIXe, c’est à dire au moment où apparaissait la notion de « fluide électrique », où Mesmer « magnétisait » la Cour de France dans ses baquets et surtout où la Révolution industrielle installait le machinisme sur fond d’aliénation au travail et générait une angoisse d’un genre nouveau face aux mutations sociologiques qu’elle entraînait. Il nous semble aller de soi que le fonds commun à ces trois mythes et l’efficacité de leur pouvoir d’évocation doivent être mis en relation avec la religion judéo-chrétienne puisque tous les trois mettent en garde sur les périls d’une grave transgression. Or on ne peut transgresser véritablement que du sacré et des lois réputées inviolables : par excellence celles d’un Dieu créateur, juge de toute action et en éternel surplomb de toute sa création. L’impact des mythes cités ne trouve sa justification que si Dieu figure dans le fond du tableau. Même déchristianisés comme nous croyons l’être aujourd’hui, nous restons à l’intérieur de ce pli que le judéo-christianisme a fait prendre à notre interprétation du monde.
La Chine n’a rien connu de tel : ignorant la notion de création et sans compte à rendre à une instance supérieure (les ancêtres et la profusion des dieux de toute sorte sont accommodants et traités en voisins), elle peut ignorer nos scrupules pour se lancer dans l’invention de nouveaux possibles et, comme elle est fondamentalement optimiste (pas de « faute » originelle pour noircir le tableau !) elle fait le pari que ça peut marcher. Sans la menace du crime d’« hybris » qui fâchait l’Olympe ou de l’offense faite à un Dieu courroucé contre ceux qui auraient l’outrecuidance de traficoter sa propre Image à travers sa créature, la Chine trace son propre chemin.
Dans ces quarante dernières années, elle a fait un bond scientifique et technologique de plusieurs siècles à une vitesse inédite : elle est sur une vertigineuse rampe de lancement et, sauf si un obstacle imprévu mais toujours possible l’arrête, elle poursuivra coûte que coûte sur cette lancée.
Minuscule exemple de saut technologique : il nous arrive encore de nous pincer au souvenir de l’unique téléphone filaire public (généralement rouge) qui, installé dans une encoignure de porte ou bringuebalant sur un appui de fenêtre, desservit l’ensemble des communications de chaque pâté de maisons à Pékin et dans les grandes villes jusqu’à la fin des années 90 et qu’on vit remplacé presque du jour au lendemain sans la moindre émotion décelable à l’orée des années 2000 par un raz-de-marée de cellulaires dernier cri « augmentant » les individus jusqu’au fond des campagnes ! Pour le transhumanisme, le chemin est défriché…
CHINE : Entre les lignes, par DD & DH
Billet invité. Le télescopage entre les remarques ici et celles dans mon Titre, ô titre, où es-tu ? ou Les espiègleries de la déesse Édulcore, hier, est purement accidentelle… à moins qu’il ne signale une épidémie…
On le sait : il n’y a pas de sujet dans l’actualité du monde qui soit « neutre » tant chaque évènement est inévitablement relié d’une manière ou d’une autre à nos affects, à nos intérêts, à nos idéologies, à nos croyances et à nos souhaits, qu’on les envisage à notre niveau personnel ou à celui, plus vaste, de notre nation, (nous allons rarement au-delà en matière d’échelle). On sait bien que même une dépêche de l’AFP n’est pas « neutre » et on ne parlera pas de son traitement (focale choisie, effet de zoom ou escamotage pur et simple) tant il relève d’une écume du moment, des circonstances, des rapports de forces à différents niveaux et aussi bien sûr du type de réception dont le « traitant » est capable. Il est évidemment illusoire d’imaginer qu’il existerait une manière « neutre » d’aborder un sujet pioché dans l’actualité, c’est pourtant ce que voudrait nous faire croire la corporation des journalistes dits « d’information », au premier rang desquels ceux du » Monde« , le Saint-Jean-bouche- d’or de la profession, journal « de référence et de révérence » censé offrir de l’information à l’état pur, garantie sans OGM (Omission, Grossissement, Minimisation) et sans parti-pris.
La Chine est un de ces sujets de l’actualité mondiale que nous (nous = DD et DH) scrutons plus attentivement que les autres et depuis plus longtemps que n’importe quel autre. Nous ne prétendons, dans les reflets que nous en livrons sur ce blog, ni à l’exhaustivité ni surtout à une « Vérité » objective qui n’existe nulle part. Nous voulons seulement témoigner de ce que ce travail d’auscultation patiente nous révèle : il est assez difficile en France de trouver sur la Chine un discours informatif « propre », débarrassé des préjugés, du prêt-à-penser dominant et des scories héritées d’une mémoire-« zombie » collective mêlant « péril jaune » et fascination maoïsante. Cette difficulté remonte très loin dans le temps (d’où probablement les effets de rémanence « zombie »). En fait elle est aussi vieille que la rencontre des Européens avec L’Empire du Milieu.
Nos premiers « envoyés spéciaux » ont été très prolixes et les « dépêches » qu’ils nous expédiaient sous forme de longues lettres étaient beaucoup plus détaillées que celles de l’AFP : c’étaient les Jésuites d’avant et de pendant la « Querelle des Rites » (entamée en 1700) qui, ne cachant pas l’admiration que leur inspiraient les mœurs, la sagesse et la haute civilisation chinoises, enthousiasmèrent d’autant plus nos « Lumières » qu’ils pouvaient bien, au train où ils allaient dans le laudatif, faire opportunément douter des paroles d’Evangile en Europe !
La Chine de Matteo Ricci n’était pas à 100% conforme à l’imagerie enluminée par ses coreligionnaires (très flattés d’être admis dans les premiers cercles du pouvoir impérial, ceci pouvant expliquer cela), mais celle d’une multitude grouillante d’êtres déguenillés, serviles, fourbes et cruels que véhiculèrent les colons occidentaux de l’après-guerres de l’opium (à partir de 1850) et qu’on retrouve dans « L’Illustration » du début du XXe quand ces effrayants va-nu-pieds osèrent s’en prendre aux Légations de Pékin, est, à l’opposé, encore plus déformante.
Pendant un demi-siècle ensuite, en même temps que la sinologie se constituait solidement en tant que science universitaire dans toute l’Europe (travaux décisifs de M. Granet, H. Maspero, R. Grousset, H. Giles, A. Waley, J.J. De Groot …) mais restait confinée dans les Instituts spécialisés, les phantasmes d’une Chine sournoise et malfaisante, qu’on peut dater par la création en 1912 de l’inquiétant Fu Manchu imaginé par Sax Rohmer, répandirent subrepticement dans l’opinion la peur d’un « péril jaune » qui vint enrichir notre imagerie d’Epinal traditionnelle.
Deux guerres mondiales gommèrent alors momentanément la Chine à nos yeux en la privant d’un relais dans nos gazettes et nos préoccupations, alors qu’elle aussi subissait ces deux conflits : sous la forme d’une injustice lors de la signature du Traité de Versailles en 1919 et celle d’un abominable martyre de la part des Japonais lors du second conflit. Ceux qui furent enfants en France dans les années 30 entendirent sans doute parler de la Chine pour la première fois à travers la collecte du papier métallisé enveloppant le chocolat qu’il fallait garder « pour les petits Chinois », opération caritative qui emplit toute une génération d’une horreur à double ressort : les petits Chinois se nourrissaient-ils vraiment de papier métallique? ou bien n’auraient-ils pas aimé eux aussi le chocolat dont on se goinfrait bien égoïstement, ce qui ne constituait rien moins qu’un double péché capital…
On sait que la période qui s’ouvrit avec l’intronisation de Mao à Pékin en 1949 n’aida pas à accommoder notre vision selon des critères objectifs : entre l’effroi primaire des anticommunistes tétanisés de voir ainsi s’agrandir le camp du « Mal » et l’idolâtrie d’intellectuels hypnotisés par la propagande, la Chine de Mao n’avait pratiquement aucune chance chez nous de se voir restituer un visage qui eût à voir avec le réel. Depuis la fin des années Mao et accompagnant la spectaculaire croissance économique qui a pris tout le monde de court, anticommunistes et maolâtres confondus, est revenu, sans dire son nom qu’un siècle après Fu Manchu on n’ose plus guère énoncer à haute voix, un ersatz de « péril jaune » sur les thèmes : la Chine nous vole nos emplois, elle ruine nos industries, elle nous envahit de marchandises bas de gamme dangereuses pour notre santé, elle pollue la planète. Et que dire de ces richissimes Chinois » qui viennent jusque dans nos bras acheter nos vignes et nos terres ! Aux armes, citoyens... » ! Les pseudo-intellectuels de l’heure dont le journalisme fournit le gros des troupes, forcément moins triviaux, ont, eux, quand ils parlent de la Chine, un caillou dans la chaussure : ce caillou s’appelle « Droits de l’Homme (et du journaliste) » et il suscite une inflammation qui ne s’apaisera qu’avec l’effondrement du Parti Communiste Chinois, pas tant parce qu’il est « communiste » (on n’est plus si primaire, que diable !) que parce qu’il constitue une anomalie à la tête d’un empire capitaliste et que cette anomalie, qui n’est pas prévue dans le mode d’emploi de leur boîte à outils conceptuelle, dérègle leurs boussoles. Cet urticant prurit ne les fait souffrir qu’à l’endroit de la Chine et ne leur donne jamais d’élancements quand, par exemple, ils qualifient sans nuances de « grande démocratie » l’Inde où perdure la relégation des « Intouchables » ou quand ils détournent pudiquement le regard de Guantanamo (c’est vrai qu’il n’y a pas de journalistes dans ces cages !) pour ne pas écorner l’image de la patrie de Freedom !
Pour la Chine, la chose s’explique assez facilement et de façon si naturelle qu’on peut faire l’économie des procès d’intention. Prenons le cas des correspondants sur place que peuvent s’offrir les journaux ayant pignon sur rue : à Pékin, ils vivent entre eux dans des quartiers conçus pour les étrangers. Par qui sont-ils « approchés » assez rapidement ? Par des Chinois de leur « espèce », intellectuels ou pseudo-intellectuels à différents degrés de « dissidence » à la recherche d’une chambre d’écho pour leurs doléances. Il y a de fortes chances pour que se nouent alors des amitiés véritables autour des « valeurs » que les uns incarnent et que les autres revendiquent. Que spontanément les journalistes occidentaux relaient ces aspirations et s’indignent qu’elles soient en Chine passibles des tribunaux (puisque le « flétrissement public de l’image de la Chine » est un délit) n’a rien d’étonnant ni de répréhensible en soi à condition que ces mêmes journalistes élargissent un peu leur champ de vision et ne s’abonnent pas à cette univocité. On se souvient du cas d’Ursula Gauthier, correspondante de « L’Obs. » à Pékin pendant de nombreuses années, qui fut littéralement « expulsée » par non renouvellement de son visa par les autorités pékinoises le 31 décembre 2015. A voir l’acharnement qu’elle avait mis à obtenir ce coup de pied au derrière par la tonalité de ses papiers au fil des ans, on peut se demander si elle n’y voyait pas un titre de gloire et le plus magistral couronnement de sa carrière ! L’ensemble de ces pratiques journalistiques (de tous bords politiques) finit par créer autour de l’idée de Chine un sfumato qui déforme presque invisiblement, mais invariablement dans le même sens, les contours du sujet.
Terminons par une petite explication de texte à l’appui de notre thèse du « sfumato ».
Lieu ? « Le Monde ». Date ? 15 octobre 2016. Sujet ? Retour de Confucius. Titre ? « Un grand bond en arrière » (en lettres gigantesques). Il s’agit, sous la plume de François Bougon, d’évoquer la remise au goût du jour de la doctrine confucéenne par le PCC, c’est-à-dire davantage du « réchauffé » qu’un scoop. L’article est correct et se présente en bonne dissertation équilibrée, appuyée par deux ou trois citations de sinologues qui n’ont rien de bouleversant, bref une copie comme on les a aimées en France quand on y pratiquait encore « les humanités ». Mais le Diable guette et on sait bien qu’il est dans les détails. Il y a au journal « Le Monde » une équipe de coiffeurs et de modistes dont le job est de coiffer les articles de titres et de leur confectionner des « chapeaux », c’est sur leur ouvrage que nous allons ici nous attarder un peu. Occupons-nous d’abord du titre général barrant toute la page, en énorme « Un grand bond en arrière ». Il s’agit bien sûr d’un jeu de mots de connivence avec l’intelligentsia qui captera le clin d’œil, mais le lecteur plus négligent n’en retiendra en passant que l’idée diffuse d’une Chine qui freine, voire recule et même régresse. Décortiquons maintenant le « chapeau » que voici :
« En mal de légitimité, Xi Jinping, le président de la République Populaire, puise allégrement dans la philosophie du vieux maître, subitement réhabilitée pour promouvoir l’ « harmonie sociale ». Le « en mal de légitimité » vient d’où ? Etayé par quoi ? Il semblerait au contraire que, sans peut-être faire l’unanimité, « Xi dada » (Oncle Xi), comme l’appellent affectueusement les Chinois, jouit pour le moment d’une popularité qu’envieraient bien des chefs d’état sous nos propres cieux. Rien dans l’article ne corrobore l’idée d’un déficit de légitimité des dirigeants, l’éventuel déficit pointé étant de l’ordre de la morale mise à mal dans la société par le consumérisme et le poids de l’argent. « Puise allégrement » : bigre, en voilà un qui ne se gêne pas ! L’expression ne laisserait-elle pas entendre sur le mode subliminal qu’il est homme habitué à « puiser allégrement»… points de suspension. On se demande bien aussi en quoi le recours, même un peu trop « allègre » à un corpus philosophique authentiquement chinois aurait un caractère d’excessive prédation de la part d’un Chinois. « Subitement réhabilitée » est une semi-contre vérité dans la mesure où cela évoque un revirement brutal talonné par l’urgence, qui a sans doute sa source dans la première phrase (la plus contestable) de l’article « Il s’agit d’un hold-up idéologique magistral ». Certes le PCC réaffirme son ancrage dans une tradition intellectuelle et morale du patrimoine chinois, un temps délaissée et fortement critiquée, c’est vrai, mais déjà si bien réinstallée que l’« harmonie sociale » fut le principal mot-clef du prédécesseur de Xi Jinping, Hu Jintao (secrétaire du PCC de 2002 à 2012). « Hold-up » écrit F. Bougon à la première ligne de son papier, l’image est piquante, nos « modistes » la reprennent : cet homme qui « puise allégrement » et qui fait un « hold-up », ça devient la Bande à Bonnot à lui tout seul ! Les fabricants de « chapeaux » et d’accroches en tout genre ont besoin d’effets-coups de poing. Racolage et désinformation sont les deux mamelles de leur turbin. Dans un article lisse et atone comme celui-là, il leur faut dénicher quelques phrases un peu saillantes pour en faire leur miel, en voici une qui a dû les faire saliver : « Pourquoi ce tour de force, cet alliage qui défie la logique ? ». Quel « tour de force » quand il s’agit de proposer à des gens un terreau dans lequel ils poussent génération après génération depuis deux millénaires ? Et si notre « logique » peut à la rigueur être « défiée » par l’alliage socialisme de marché-confucianisme, il en va évidemment tout autrement de la « logique » chinoise !
A quoi rime ce genre d’enfumage et de détournement en catimini ? Poivrer un plat trop fade ? Montrer qu’on ne la leur fait pas et qu’on n’est pas le phare de l’Opinion propre sur elle sans prendre l’info avec des pincettes ? Surligner qu’ils sont vigilants quand il s’agit de décontaminer une idéologie douteuse avant de lui ouvrir une page ? Ou tout bêtement agir par réflexe pavlovien et sans véritable intention tant le préjugé et le vocabulaire qui y est assorti sont ancrés dans leurs circuits de pensée depuis belle lurette ?
Un peu de tout ça sans doute…
02:13 Publié dans Compétition, Gouvernance, Innovation, Numérisation de la société, Régulation, Science, Stratégies Mondiales, Techno-Sciences | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer |
lundi, 05 septembre 2016
Catherine Audard : John Rawls et les alternatives libérales à la laïcité
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John Rawls et les alternatives libérales à la laïcité
par Catherine Audard
Catherine Audard enseigne la philosophie morale et politique à la London School of Economics (Department of Philosophy). Elle est l'auteur de John Rawls (Londres, Acumen Press, 2006, trad. française à paraître chez Grasset en 2010), Qu'est-ce que le libéralisme ? Ethique, Politique, Société (Paris, Gallimard, à paraître en octobre 2009). Ont également été publiés, sous sa direction, des ouvrages collectifs : John Rawls. Politique et métaphysique, (PUF, Paris, 2004), Anthologie historique et critique de l'utilitarisme, (PUF, Paris, 1999), Le respect (Paris, Autrement, 1993), Individu et justice sociale (Paris, Seuil, 1988).
Cet article est une version abrégée du chapitre IX de mon livre : Qu'est-ce que le libéralisme ? Éthique, Politique et Société, Paris, Gallimard, octobre 2009, à paraître.
Raccourcis
Voir aussi
Raisons politiques
2009/2 (n° 34)
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Pages : 196
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ISBN : 9782724631494
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DOI : 10.3917/rai.034.0101
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Éditeur : Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
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Dans l'un de ses derniers textes, « The Idea of Public Reason Revisited [1][1] John Rawls, « The Idea of Public Reason Revisited »... », John Rawls aborde la question des rapports entre religion et démocratie d'une manière susceptible de fournir des alternatives à l'idéologie française de la laïcité. « Comment est-il possible, se demande-t-il, que des citoyens religieux (citizens of faith) soient des membres sincères et à part entière d'une société démocratique, qu'ils souscrivent activement aux idéaux et aux valeurs politiques de cette société et ne se contentent pas simplement d'accepter l'équilibre des forces politiques et sociales en présence ? (...) Comment est-il possible de souscrire à un régime constitutionnel, que l'on soit ou non croyant, quand nos doctrines compréhensives risquent en conséquence de ne pas prospérer et même de décliner [2][2] J. Rawls, The Law of Peoples, op. cit., p. 149. ? »
Un des intérêts majeurs de ce texte est de montrer, conformément à la méthode suivie dans Théorie de la justice [3][3] J. Rawls, Théorie de la justice, trad. de l'angl. par..., qu'il est plus satisfaisant de tenter de transformer un conflit insoluble entre des valeurs religieuses et politiques en une question de justification : quels sont les arguments en faveur de ces valeurs qui sont recevables dans le débat politique ? L'institution et la pratique de l'État laïc ne sont donc pas remis en question par Rawls qui rappelle, après Tocqueville, qu'elles sont un des grands succès de la démocratie américaine, ayant permis à la fois à la démocratie et aux religions de prospérer [4][4] « À mon arrivée aux États-Unis, ce fut l'aspect religieux.... Ce sont les modes de justification publique de l'État laïc qui doivent être transformés pour parvenir à un consensus pleinement démocratique, même avec des minorités religieuses hostiles. En d'autres termes et de manière paradoxale, l'État laïc doit être défendu sur une autre base que celle du sécularisme et de la laïcité.
Nous allons donc examiner la solution que Rawls apporte à ce problème. Mais, auparavant, il nous faut accomplir un détour et rappeler les positions classiques du libéralisme sur la tolérance à l'égard des religions intolérantes afin d'apprécier pleinement les transformations accomplies par la position de Rawls et pourquoi la laïcité n'est pas une solution acceptable dans sa version du libéralisme.
Un conflit insoluble
Le problème posé par les minorités religieuses dans le contexte contemporain est-il si différent de celui des Guerres de religion du 17e siècle qui ont conduit à la naissance du libéralisme classique avec le Second Traité sur le Gouvernement civilde Locke (1690) et sa Lettre sur la Tolérance (1689) ?
L'Islam au centre du débat
Un argument souvent entendu consiste à soutenir que le problème est nouveau car il viendrait de ce que le multiculturalisme contemporain a mis en concurrence des religions ou des croyances qui ne sont pas compatibles avec le libéralisme car elles ne partagent plus avec lui un héritage culturel commun et facile à identifier comme tel. Si les États démocratiques modernes avaient conservé une identité religieuse commune, celle de la tradition chrétienne, ils n'auraient pas les problèmes d'intégration qu'ils ont actuellement. En particulier, l'Islam et ses traditions variées du Maghreb au Moyen-Orient, de l'Asie du Sud-Est à l'Afrique subsaharienne, est une source de divisions et de conflits parce qu'il demande une soumission de l'individu à la communauté qui est par essence incompatible avec le libéralisme. Seul un Islam modéré et « libéral » pourrait s'intégrer et nous en sommes loin. Au-delà de l'importance numérique croissante de populations ayant une pratique religieuse et réfractaires de ce fait au sécularisme contemporain, c'est surtout le caractère non européen, non chrétien, musulman en majorité, des croyances et des pratiques qui semble créer des difficultés majeures pour l'intégration. L'identité nationale serait menacée et ces menaces ont été malheureusement exploitées politiquement. Il est devenu impossible de protéger de manière sereine l'égalité des droits et des libertés de citoyens que non seulement leur condition socio-économique, leur culture, mais également leur foi et leur pratique religieuse séparent et même opposent au reste de la population. La question de l'égalitéentre citoyens religieux et non religieux est devenue insoluble au nom même de la défense de la liberté individuelle, en particulier celle d'échapper à l'emprise des religions. Certaines religions, plus compatibles avec la démocratie, seraient plus égales que d'autres... Le respect du pluralisme religieux est certes un élément central d'une société de liberté tout comme la tolérance à l'égard des minorités, mais il trouve sa limite dans le refus de voir une religion dicter ses valeurs à toute une société et surtout empêcher l'autonomie religieuse des individus. Dans ce cas l'appartenance religieuse et aussi bien les coutumes que l'idéologie qui l'accompagnent semblent entraîner à la fois des menaces politiques contre les institutions démocratiques et un refus ou une impossibilité de l'intégration en raison de l'absence d'autonomie et de la soumission totale exigée, semble-t-il, des membres des communautés religieuses. Confrontées à des phénomènes culturels inconnus, partagées entre le souci de préserver l'identité nationale et celui de respecter l'égalité des citoyens malgré leurs appartenances différentes, les démocraties contemporaines, en particulier en Europe continentale, semblent incapables de sortir de cadres intellectuels universalistes et des schémas historiques qui tous prédisaient les progrès de la sécularisation. Elles apparaissent désarmées face à ce retour du religieux.
Cet échec a eu plusieurs conséquences, toutes plus problématiques les unes que les autres. Il a pu mener à l'autoritarisme, à imposer la soumission des minorités religieuses à la loi par l'action illibérale de l'État, comme en France où la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux à l'école a pu être critiquée comme une atteinte à la liberté religieuse. Il peut aussi mener au relativisme, à une tolérance mêlée d'indifférence à l'égard des communautés religieuses et à l'acceptation de leur existence séparée. C'est la voie qui a été suivie au Royaume-Uni, jusqu'aux attentats terroristes de juillet 2005, au nom du libéralisme perçu comme la seule attitude compatible avec le respect de la liberté individuelle, y compris celle de se soumettre à des autorités religieuses ou à des impératifs apparemment d'un autre âge et qui choquent la sensibilité contemporaine, comme le port du foulard islamique. Seul un modus vivendi entre communautés se tolérant sans partager de valeurs communes serait compatible avec le libéralisme qui refuse ainsi de s'engager et de défendre ses propres valeurs. Mais ce faisant, on laisse sans défense, sans autorité, les principes mêmes de l'État de droit et on rend impossible l'établissement d'un consensus politique stable.
Y a-t-il une voie médiane entre l'usage coercitif de la puissance étatique et le pragmatisme d'un modus vivendi que l'action de quelques terroristes suffit à faire voler en éclats [5][5] Le débat sur la citoyenneté a fait rage au Royaume-Uni... ? Le problème, en réalité, ne vient peut-être pas seulement des différences culturelles véhiculées par l'Islam, mais également de la manière d'envisager l'intégration des minorités religieuses dans un État laïc. Plus que l'impossibilité supposée de l'Islam à s'intégrer, c'est probablement l'incapacité du libéralisme à comprendre le phénomène religieux qui fait problème pour Rawls.
Les nécessaires remises en question du libéralisme
Le défi politique auquel les démocraties libérales et pluralistes doivent faire face, dans le contexte multiculturel et pluriethnique actuel, est, selon Rawls, de devoir transformer leur attitude vis-à-vis des citoyens religieux. Au lieu de défendre l'État laïc sur la base d'arguments philosophiques tels que ceux du sécularisme ou de la laïcité et de proposer comme seule voie vers l'intégration la « libéralisation » des religions et l'émancipation des citoyens en tant qu'individus vis-à-vis de croyances et coutumes religieuses qui sont parfois en conflit avec les principes démocratiques, la solution de Rawls demande d'abord que le libéralisme se remette lui-même en question. Trois changements fondamentaux lui semblent nécessaires.
Tout d'abord, le libéralisme doit renoncer à fonder le consensus politique sur des valeurs philosophiques, morales ou religieuses communes, d'où son concept delibéralisme politique qui suppose qu'il limite ses exigences au domaine politique au lieu de s'appliquer, comme une doctrine « compréhensive », à tous les aspects de l'existence [6][6] « Dans Théorie de la justice, une doctrine morale de.... La conséquence en est que l'appel à la vérité, religieuse ou philosophique, est exclu du débat politique et que les seuls arguments recevables sont des « raisons publiques », des raisons indépendantes des doctrines religieuses et qui sont compréhensibles en des termes seulement politiques. La laïcité et son soubassement épistémique positiviste est donc inadaptée à ce rôle. Rawls emploie le terme de « raison publique » pour résumer l'ensemble des modes de justification et de raisonnement recevables [7][7] « La raison publique est caractéristique d'un peuple... et il insiste sur le fait que les arguments de type laïc n'ont pas de validité intrinsèque, car « les doctrines philosophiques laïques ne fournissent pas de raisons publiques » (PRR, p. 148).
Ensuite, il faut que le libéralisme prenne au sérieux le pluralisme doctrinal caractéristique des démocraties au lieu de poser que le sécularisme est la seule conception capable de défendre l'État laïc. Il faut qu'il accepte de défendre ses principes sur la base d'un dialogue limité au politique certes, mais qui suppose de comprendre et de reconnaître l'autre. La tolérance-indifférence est insuffisante et insultante pour les minorités religieuses. Il est important que le libéralisme contemporain abandonne le monisme arrogant de la philosophie des Lumières qui espérait démontrer la vérité universelle de ses principes. En reliant le caractère irréductible de la liberté individuelle à la finitude humaine, à l'impossibilité d'une vérité une en dernier ressort sans pour autant tomber dans le relativisme, il peut fournir la vraie source de la tolérance religieuse. En effet, s'il accepte que le consensus politique autour des principes de l'État de droit et de la défense des droits fondamentaux ne peut être imposé, il va être amené à dialoguer avec les religions au lieu de les exclure de l'espace public, à repenser ainsi la séparation de l'Église et de l'État sans la réfuter [8][8] Il faudrait rapprocher des positions défendues par....
Enfin, le libéralisme doit accepter de comprendre le phénomène religieux, celui de l'Islam plus spécifiquement, au lieu de se cantonner dans l'indifférence et l'ignorance qui résultent souvent de la sécularisation de la société. Il y a une dégradation visible du libéralisme en permissivité qui le rend incapable d'engendrer une véritable tolérance en tant que reconnaissance de l'autre et débat ou dialogue avec lui. Comprendre les religions, les contraintes qu'elles imposent aux individus, même si elles sont en conflit avec ses propres valeurs, est une démarche essentielle que le libéralisme doit accomplir et dont il doit tirer des ressources intellectuelles nouvelles, comme Rawls nous en donne l'exemple dans son analyse de la compatibilité entre Islam et libéralisme [9][9] Voir PRR, p. 151, note 46, où Rawls analyse les travaux.... « La connaissance mutuelle que les citoyens ont de leurs diverses doctrines religieuses reconnaît que les bases de l'allégeance à la démocratie se trouvent dans ces doctrines. Ainsi l'adhésion à l'idéal démocratique se fait pour de bonnes raisons. » (PRR, p. 153). Dans ce processus, c'est évidemment l'Islam et son caractère « non européen » et « inassimilable » qui est l'obstacle premier. Or nous avons affaire là à deux mythes. L'Islam n'est pas une religion étrangère à l'Europe, il a, au contraire, été une de ses composantes pendant tout l'âge d'or de la culture omeyade en Espagne et il demeure un élément quantitativement important des sociétés européennes. L'Islam est plutôt le « refoulé » d'une Europe qui à un moment pas si lointain l'incluait. L'Islam, d'autre part, n'est pas en principe inassimilable puisqu'il est fondé sur un socle commun aux trois grandes religions du Livre. Encore faut-il qu'existe une volonté politique de le comprendre dans sa spécificité et son histoire, de comprendre le fait religieux au lieu de le récuser. C'est là un des moyens de le faire évoluer.
En effet, si le libéralisme doit évoluer et justifier ses principes de manière convaincante, les religions doivent elles aussi changer au contact de sociétés démocratiques et devenir plus « libérales » à leur tour en participant pleinement au consensus politique et en modifiant non pas leur contenu doctrinal, mais le type d'arguments qu'elles acceptent d'utiliser pour défendre leurs points de vue. Aussi bien le libéralisme que les doctrines religieuses doivent se remettre en question et se soumettre aux demandes de la « raison publique », du dialogue politique public. Pour Rawls, c'est ce processus de justification et de délibération publiques qui est la clé du succès de cette double remise en question.
La critique de la laïcité et de la neutralité de l'État
Pourquoi la laïcité ne peut-elle pas servir de modèle au libéralisme pour résoudre les problèmes posés par le retour du religieux ?
Laïcité et raison publique
Rappelons tout d'abord que le concept de laïcité est propre à l'histoire politique française et n'a pas d'équivalent ailleurs [10][10] Jacques Zylberberg, « Laïcité, connais pas : Allemagne,.... Le libéralisme parle plutôt de sécularisme pour désigner un idéal politique instrumental dans la protection de la liberté des citoyens et de l'égalité de leurs convictions religieuses ainsi que de la paix civile, celui de la séparation de l'Église et de l'État qui est la meilleure réponse aux conflits religieux. Tout le problème est de justifier l'État laïc dans le nouveau contexte multiculturel et multiconfessionnel. La transformation que le libéralisme doit subir ne remet pas en question l'État laïc, mais sa justification, moniste ou pluraliste. Or, dit Rawls, « le sécularisme raisonne en termes de doctrines compréhensives non religieuses. De telles doctrines sont trop larges pour servir les buts de la raison publique. Les valeurs politiques ne sont pas des doctrines morales (...) qui sont de même nature que la religion ou la philosophie première [11][11] PRR, p. 143.. » (PRR, p. 143). En particulier, la laïcité a été inspirée par la philosophie des Lumières et le positivisme du 19e siècle et reste en conséquence trop dépendante de doctrines philosophiques compréhensives pour jouer son rôle. « Ce serait une grave erreur, dit-il, de penser que la séparation de l'Église et de l'État a eu pour but premier la protection de la culture laïque ; bien entendu, elle protège cette culture, mais pas plus qu'elle ne protège toutes les religions. » (PRR, p. 166).
Historiquement, le libéralisme a défendu depuis sa naissance au 17e siècle une version relativement pragmatique du sécularisme qui demande à l'État de s'abstraire des conflits religieux, d'adopter une certaine neutralité et de faire appel à des valeurs sur lesquelles la majorité de la population peut se mettre d'accord. Cette version n'a jamais demandé que la religion soit entièrement privatisée, qu'elle n'ait plus de rôle dans l'espace public ou d'influence morale sur les débats des législateurs, mais plutôt que ce rôle soit régulé et filtré de manière à ne pas porter atteinte aux convictions des minorités, croyantes ou non, et à respecter ainsi l'égalité entre les conceptions du bien des individus. Fidèle à la logique des contre-pouvoirs, il s'est agi plutôt de neutraliser le poids des religions que de les exclure du débat politique. Par exemple, au Royaume-Uni, l'État prétend être capable d'une certaine neutralité ou équité (fairness) dans son traitement des religions alors même qu'il existe une « religion établie » qui n'est cependant pas une religion d'État. Aux États-Unis, « le Premier Amendement à la Constitution, nous rappelle Rawls, protège les diverses religions de l'État et aucune n'a pu dominer les autres en s'emparant du pouvoir de l'État. » (PRR, p. 166). Le projet d'État laïc s'est donc inscrit dans la lutte contre la « tyrannie des majorités » et contre un État qui se transformerait en porte-parole des majorités au lieu de rester dans son rôle limité, lutte qui a été centrale dans le libéralisme. L'État laïc est fondamental pour la défense de l'égale liberté des citoyens, même de ceux qui appartiennent à des minorités religieuses. Mais, malgré son pragmatisme, le libéralisme n'a pas pu éviter la question de la justification du sécularisme qui s'est avérée aussi importante que sa pratique.
Or cette justification s'est faite, comme pour la laïcité à la française, sur la base du monisme philosophique. Elle a été modelée par l'influence du christianisme, protestantisme aux États-Unis ou Église catholique en France. Elle est l'image en miroir de l'universalisme chrétien (catholique). Sans aller aussi loin que la laïcité à la française, le sécularisme libéral prétend lui aussi à la neutralité de l'État laïc, mais sans chercher à éradiquer la religion de la sphère publique. L'État laïc se veut neutre à l'égard des diverses religions et, par la vertu de la séparation de l'Église et de l'État, le garant de la non-intervention des religions dans la sphère publique et la législation, et le rempart contre les tentatives hégémoniques des Églises. Mais, en établissant une sphère publique ouverte à tous, en défendant la tolérance religieuse et l'égalité des diverses religions, le libéralisme classique a cherché certes à établir la paix civile, mais aussi à diluer le pouvoir des religions, à accélérer le progrès vers la modernité, ruinant ainsi au moins en partie sa prétention à la neutralité. Il nous faut donc revenir avec Rawls sur la prétendue neutralité axiologique de l'État laïc vis-à-vis des diverses religions.
Historiquement, écrit-il, un des thèmes de la pensée libérale a été que l'État ne doit favoriser aucune doctrine compréhensive pas plus que les conceptions du bien qui y sont associées. Mais c'est aussi une des critiques faites au libéralisme que de l'accuser de ne pas rester neutre et, en réalité, de favoriser une forme ou une autre d'individualisme (LP, p. : 235-239).
La neutralité axiologique de l'État laïc
La neutralité est un concept politique problématique car si elle signifie s'abstenir d'intervenir, elle est incompatible avec l'action politique. La neutralité comme abstention favorise, en réalité, le camp le plus fort, comme l'exemple de la neutralité en temps de guerre l'illustre bien. Il n'y a donc pas de neutralité absolue en politique, ce serait absurde.
Mais une première forme de neutralité politique, nous dit Rawls (LP, p. 235-239), peut être procédurale, limitée aux procédures suivies. La législation et la résolution des conflits entre groupes religieux ou entre les groupes religieux et l'État ou entre les individus s'engageraient à suivre une procédure qui ne ferait pas appel à des valeurs morales, mais seulement à des valeurs politiques telles que la neutralité, l'impartialité, la cohérence dans l'application de la loi ou l'égalité de traitement des parties en conflit. C'est exactement le sens de la « raison publique » pour Rawls. Ainsi, le fait que la loi de 2004 sur le hidjabs'adresse aux trois grandes religions et les traite à égalité, incluant même une religion minoritaire en France comme le sikhisme vis-à-vis duquel il n'y avait jamais eu auparavant de problème d'intégration, prouverait la neutralité de l'État en cette matière. Mais l'impartialité apparente de la procédure ne dissimule pas que c'est l'Islam qui est visé puisque, en réalité, le port de signes religieux n'y a pas la même valeur que pour d'autres religions. La neutralité de la procédure est certes nécessaire, mais elle n'est pas un gage suffisant du traitement égal des citoyens.
Une autre manière d'aborder la neutralité de l'État, dit Rawls, est de la considérer par rapport aux buts des politiques publiques et aux valeurs qu'ils incarnent. Les buts ne sont pas neutres, en particulier la tentative de justification par l'État laïc de la nécessité de libérer la sphère publique de l'influence des religions. La neutralité des buts ici n'a aucun sens puisqu'une démocratie est engagée dans la défense de l'égalité des droits et des chances, de la liberté égale pour tous, religieux ou pas, et d'une conception « substantielle » de la justice qui la fait entrer en conflit avec toutes sortes de convictions religieuses ou philosophiques [12][12] Sur les confusions dans l'usage du terme de « justice.... Mais des moyens neutres pourraient l'être s'ils assurent des chances égales à tous de réaliser leurs fins morales et religieuses, si l'État ne favorise pas activement une idéologie plutôt qu'une autre et si des dispositions sont prises pour annuler ou compenser ces influences. C'est là une exigence légitime des minorités religieuses à l'égard de l'État laïc qui ont besoin d'être protégés les unes des autres.
Enfin, la neutralité concerne les effets des politiques publiques qui devraient pouvoir s'équilibrer et ne favoriser aucun groupe religieux en particulier. Là, il est clairement impossible de parler de neutralité car quand ces politiques visent la coopération et la paix civile qui sont, certes, des valeurs « neutres » au sens d'indépendantes d'une religion spécifique, elles auront des effets considérables sur les chances de succès de certaines religions par rapport à d'autres. Par exemple, si l'appartenance à une religion permet de réussir l'intégration plus aisément, comme disons le protestantisme libéral, elle aura plus de chances de prospérer que si elle est en conflit avec la culture publique environnante. De même, dit Rawls, « si un régime constitutionnel prend certaines mesures afin de renforcer les vertus de tolérance et de confiance mutuelle en s'opposant par exemple aux diverses formes de discrimination religieuse et raciale (dont peuvent se rendre coupables certains groupes religieux), il ne devient pas pour autant un État perfectionniste au sens de Platon ou d'Aristote (c'est-à-dire qui promeut une version particulière du Bien pour tous) et il n'établit pas non plus une religion particulière comme religion d'État » (LP, p. 239). Cependant, il favorise indirectement les religions qui sont déjà sous l'influence de ces valeurs. Il n'est pas neutre en ce qui concerne les effets de politiques démocratiques et ne peut avoir les mêmes conséquences pour toutes les religions. Comme le souligne Rawls, le vrai problème est celui de minorités religieuses qui voient leurs doctrines menacées et peut-être vouées à disparaître par des principes démocratiques, comme celui de la liberté religieuse, de l'égalité hommes-femmes ou de la liberté du choix du conjoint. La promesse de neutralité ne peut entièrement justifier l'institution de l'État laïc.
Le pluralisme libéral et la critique de la raison
Pour défendre son point de vue sur la laïcité et sa critique de la neutralité, Rawls va se réclamer, en réalité, d'un autre libéralisme, d'un courant très important historiquement depuis Locke et Montesquieu et qui a refait surface dans le libéralisme contemporain, pour qui la justification du sécularisme et de l'État laïc doit se faire de manière pluraliste, en respectant la diversité des arguments et en établissant le dialogue qui définissent la culture publique d'une démocratie [13][13] Reza Aslan, No god but God, Londres, Random House,.... C'est le respect du pluralisme, le refus d'imposer une doctrine commune, qui est la source de la légitimité de l'État démocratique vis-à-vis de ses citoyens et de leurs croyances religieuses ou autres, pas une neutralité axiologique peu plausible. Au lieu d'exclure les religions du débat public au nom de la neutralité, l'égalité réelle des citoyens serait mieux respectée malgré leurs différentes appartenances religieuses, si se développait une éthique de la discussion appliquée à « la conversation intelligente entre religieux et laïcs [14][14] Charles Taylor, « Modes of Secularism », in Rajeev... » et à la diversité de leurs opinions. Qu'une telle conversation conduise progressivement à la sécularisation de la société est une possibilité, mais cela ne veut pas dire que la laïcité soit la seule condition de la résolution des conflits ni que ceux-ci ne soient pas exacerbés dans une société de moins en moins religieuse. De même que reconnaître de la pluralité des valeurs ne conduit pas au relativisme, de même définir l'identité nationale comme multiculturelle et multiethnique ne la détruit pas, mais l'arrache aux prétentions liberticides de l'homogénéité raciale, ethnique, culturelle et religieuse.
Le pluralisme démocratique prend donc au sérieux la diversité irréductible des croyances religieuses et rejette aussi bien la voie chrétienne du « terrain commun » que celle, anti-religieuse, de la laïcité militante [15][15] Voir Jean Baubérot, La laïcité : quel héritage ? De.... Pragmatique, il accepte la possibilité d'une expression publique de la liberté religieuse, d'une reconnaissance de l'apport des religions au modèle normatif commun si cela permet une meilleure intégration et une plus grande égalité de traitement des citoyens, religieux ou pas. Plus lucide surtout, il reconnaît l'impossibilité de la neutralité et de la réconciliation ultime entre les valeurs, les visions du monde défendues par les diverses religions. Le pluralisme devient alors un idéal démocratique à part entière et non plus une menace d'implosion.
Ce pluralisme n'est pas perçu comme un désastre, dit Rawls, mais plutôt comme le résultat naturel de l'activité de la raison humaine quand elle se déroule dans un contexte durable d'institutions libres. » (LP, p. 13).
Le rôle de la raison publique : la solution de Rawls
Nous pouvons à présent indiquer les grands traits de la conception que Rawls se fait des rapports entre démocratie libérale et religions.
Raison publique et religions
Une première conséquence très importante du libéralisme pluraliste de Rawls est que sa critique de la raison monologique le conduit à transformer la relation de la raison à la religion. Elle conduit à reconnaître tout d'abord que l'humanité s'incarne dans une diversité irréductible de cultures, de styles de vie et de valeurs et que la raison humaine doit être conçue en conséquence comme raison « communicationnelle » et « dialogique », selon la formule de Habermas, et non plus comme raison universelle et « monologique ». Si consensus politique il y a, il ne peut être que polyphonique et multiculturel, certainement pas monologique. Vues du point de la raison publique, les religions sont des doctrines « raisonnables » si elles sont capables de présenter des arguments recevables dans le domaine politique et si elles renoncent à faire appel à la « vérité ». Reliée à la critique de la raison monologique et à la reconnaissance du pluralisme des valeurs, l'appartenance religieuse a du sens et ne fait plus peur de la même façon. Ce n'est plus l'impensable, même si elle reste difficile à comprendre. Le point remarquable est l'affirmation par Rawls que les religions dans leur ensemble doivent être considérées comme des doctrines « raisonnables », comme pouvant comprendre l'idéal de la raison publique. L'idéal de la raison publique nous vient de Kant, rappelle Rawls (LP, p. 260, note 1). « L'usage public de notre raison, écrit Kant, doit toujours être libre » afin que nous puissions progressivement créer une communauté intellectuelle de « savants », de libres citoyens du royaume des fins, en exerçant « la liberté de la plume ». Cet idéal n'est pas seulement bon pour notre société, pour nous-mêmes, mais il l'est également pour faire progresser la raison humaine. « C'est même sur cette liberté que repose l'existence de la raison ; celle-ci n'a pas d'autorité dictatoriale, mais sa décision n'est toujours que l'accord de libres citoyens dont chacun doit pouvoir exprimer sans obstacle ses réserves et même son veto [16][16] Emmanuel Kant, Critique de la Raison pure, [A738/B766],.... » « À cette liberté appartient donc aussi celle d'exposer publiquement au jugement les réflexions et les doutes que l'on ne peut résoudre soi-même sans être décrié pour cela comme un citoyen turbulent et dangereux [17][17] Ibid., [A752/B780], p. 1326.. »
Les religions qui font partie de la raison publique sont donc « raisonnables » parce qu'elles sont « raisonnantes » : elles sont capables d'apporter des arguments dans la discussion publique et de participer positivement aux débats les plus importants pour le bien public. Il s'agit d'un changement décisif d'attitude dans le traitement des religions dans l'espace public par rapport au sécularisme et c'est pourquoi ce dernier est incapable de fournir les bases du consensus politique. Rawls part d'une distinction entre le raisonnable et le vrai que l'on retrouve différemment chez Habermas. Les religions sont constituées de croyances, de dogmes, de prescriptions, de rites, qui tous prétendent à la vérité. Mais elles sont également l' uvre de la raison argumentative, pas au sens évidemment d'une faculté universelle de saisir le vrai, mais simplement de l'effort pour produire des raisons valides dans le débat public, des arguments acceptables pour défendre des positions pourtant incompatibles et incommensurables les unes avec les autres. Grâce à cette conception minimaliste et discursive de la raison humaine comme réciprocité (PRR, p. 132), Rawls réintègre les religions dans le dialogue public. Il se limite certes à celles qui acceptent de fournir leurs raisons dans des termes compréhensibles par les autres sur la base de ce qu'il appelle leur devoir de civilité (PRR, p. 135), qui demande d'utiliser des raisons autres que des raisons religieuses par respect pour les autres. Par exemple, dans la lutte contre le droit à l'avortement, il est exclu de faire appel à des arguments tirés des commandements religieux. Ceci exclut les fanatismes et les extrémismes mais inclut les communautés traditionalistes (Rawls cite souvent les Quakers et leur pacifisme). Les raisons publiques sont donc le résultat de l'effort de communication et de justification qui demeure possible entre les religions, quand elles sont raisonnables. Raisonnable pour Rawls veut simplement dire être prêt à utiliser des raisons publiques, à respecter le devoir de civilité, et à reconnaître le pluralisme religieux.
Son argumentation repose sur une seconde distinction. Il faut certes distinguer entre le vrai et le raisonnable puisque la « vérité » de ses croyances religieuses n'est pas remise en question pour le croyant dans le débat public, seul leur caractère raisonnable est important pour la constitution d'un consensus politique. Mais il faut également comprendre que les valeurs, religieuses ou morales ne se confondent pas avec les raisons et les arguments qui les soutiennent. Là encore, Rawls rappelle que le débat ne porte pas sur les valeurs, car ce serait un débat infini qui ne peut que dépasser le politique, mais sur les arguments en jeu. En effet, ce qui est universellement communicable et peut fonder un consensus politique, ce ne sont pas les valeurs religieuses elles-mêmes, la conception de la justice, de l'ordre, qu'elles soutiennent, mais le type de raisons, d'arguments qu'elles utilisent.
Le domaine où cette raison publique intervient est essentiellement pour Rawls celui de l'adhésion à la conception publique de la justice qui fonde le consensus politique. Pour arbitrer les questions morales les plus difficiles, comme les manipulations génétiques, le droit à l'avortement, au suicide assisté, aux mariages gays, etc., ainsi que les interprétations de la Constitution que ces questions impliquent et qui ne sont plus du ressort du Parlement, elle demande que seules des raisons publiques soient utilisées par les divers groupes et représentants des citoyens. Ces questions ne peuvent être réglées, pour le libéralisme politique, par l'appel à une doctrine morale ou religieuse particulière, mais seulement à la conception commune de l'État de droit et de la justice incarnée par la Constitution. Tout le problème est de l'interpréter correctement et c'est là qu'intervient la raison publique. Les arguments inspirés par les croyances religieuses doivent se traduire dans des raisonnements que tous peuvent comprendre et reconnaître comme valides, même si tous ne sont pas d'accord avec leurs conclusions. Les religions sont donc pour Rawls, des doctrines raisonnables si elles acceptent de fournir des raisons qui dépassent leurs doctrines particulières et manifestent ainsi leur conscience d'appartenir à une communauté politique plus large.
L'essentiel de la tolérance active du libéralisme politique au sens de Rawls se trouve là, dans cette protection de la diversité des familles de pensée et cette reconnaissance de leur capacité à discuter, à délibérer et à échanger des arguments. C'est à travers ce forum que les citoyens, religieux ou pas, exercent leur propre raison, qu'ils reconnaissent les raisons des autres, même s'ils ne les partagent pas, qu'ils font ainsi l'apprentissage de la citoyenneté et qu'ils perdent peu à peu ce sentiment d'impuissance et de paralysie caractéristique des sociétés individualistes. Le consensus politique doit être conçu comme le résultat des débats d'une assemblée délibérative permanente, comme un processus d'intégration constant, certainement pas comme un résultat définitif (PRR, p. 138). C'est de cette façon que Rawls respecte l'esprit du pluralisme libéral qui ne conçoit la vérité que comme une uvre collective et en remaniement constant. De même le consensus politique est une uvre commune où tous, communautés et individus, s'engagent et se constituent ainsi comme citoyens d'une mêmepoliteia.
Rawls défend une conception relativement « étroite » de la raison publique, c'est-à-dire que la gamme des raisons valides pour le débat public est assez limitée et que les arguments religieux sont exclus des grands débats politiques, avec le risque qui a été noté par les critiques de Rawls que les citoyens religieux se sentent dépossédés de leur identité religieuse au moment d'aborder les questions les plus cruciales pour eux, éducation, famille, procréation, bioéthique, etc. C'est pourquoi il a ajouté dans la nouvelle version de la raison publique de 1999 le proviso suivant (PRR, p. 144). Les religions peuvent utiliser dans le débat politique, par exemple sur le droit à l'avortement ou le rejet des mariages homosexuels, des arguments tirés de leurs doctrines religieuses si, à terme, elles s'engagent à présenter des arguments proprement politiques et compréhensibles par tous même si tous ne les acceptent pas, des raisons publiques donc. Le bénéfice de cette introduction limitée de raisons religieuses ou philosophiques est de faire prendre conscience aux autres citoyens de ce que pensent les citoyens religieux et ainsi de créer les conditions d'un vrai dialogue pluraliste libéral. C'est le pluralisme, pas la privatisation des religions qui, pour Rawls, est le signe d'une véritable démocratie, d'un véritable respect de l'égalité des citoyens. Étant donné que la vérité de leurs croyances n'est pas menacée, que c'est seulement le caractère raisonnable et publiquement communicable de leurs arguments qui est en jeu, les citoyens religieux devraient se sentir traités à égalité avec ceux qui sont incroyants et qui doivent également se tenir au devoir de civilité.
Une conscience laïque ne suffit pas pour la coopération et l'amitié civique. Il faut aussi apprendre à considérer les conflits religieux comme des « désaccords raisonnables ». Cela suppose une évaluation critique des limites de la raison elle-même, donc un rejet du scientisme et du naturalisme comme du rationalisme dogmatique qui sont des doctrines compréhensives au même titre que les religions. Cela suppose aussi une reconnaissance du logos propre aux religions et de la place de la religion dans la modernité. Rawls ne fait pas confiance à la laïcité pour conduire les religions vers la modernité, mais bien plutôt à un pluralisme démocratique qui ouvre l'espace politique public plus largement aux religions tout en imposant le devoir de civilité qui transforme nécessairement les doctrines religieuses et les sort de la sphère privée. La stabilité est acquise quand l'usage public de la raison est devenu majoritaire dans l'espace public, non pas quand règne la neutralité. La laïcité pour Rawls est donc bien un des résultats du processus démocratique, pas sa condition.
Fondement « moral » du consensus politique
La seconde conséquence remarquable du pluralisme libéral de Rawls le conduit à revivifier l'idéal de citoyenneté et d'amitié civique. La citoyenneté est une responsabilité très lourde. Il ne faut pas oublier qu'elle n'est pas que passive, mais également active, même lorsqu'on choisit de ne pas participer. Elle a pour effet, nous rappelle Rawls, la participation commune au pouvoir de contraindre tous les autres membres du corps politique pris collectivement (PRR, p. 137). Le principe de réciprocité exige que chacun pense à la manière dont l'autre acceptera ou non la législation en question et qu'il donne la priorité à des termes équitables de coopération. Il faut donc qu'au lieu de poursuivre l'hégémonie de leurs croyances et de leurs principes dans la sphère publique, en particulier dans la législation, les citoyens religieux se considèrent comme partie d'un tout plus large que leur communauté religieuse et envisagent les conséquences de leurs choix pour ceux qui ne partagent pas leurs convictions. C'est la seule façon pour parvenir à un consensus politique qui ne soit ni le résultat de l'action illibérale de l'État ni un simple modus vivendi entre religions et entre citoyens religieux et non religieux, un consensus « pour de bonnes raisons » dit Rawls (PRR, p. 150).
Mais, pour arriver à une telle prise de conscience, il faut gagner « les coeurs et les esprits » et ne pas se contenter de la résignation des minorités religieuses au rapport de forces en présence. Rawls s'avance ici sur un terrain dangereux et paraît s'éloigner du libéralisme. Il semble rejeter les conceptions contemporaines de la démocratie comme compétition entre groupes d'intérêts pour poser que les démocraties ont besoin pour durer, dans le contexte actuel, d'un consensus politique qu'on pourrait presque qualifier de « républicain » : le consensus ne peut être stable que si les citoyens reconnaissent la valeur des principes politiques auxquels il leur faut se soumettre. Seul, semble dire Rawls, un consensus « moral » sur des valeurs politiques peut gagner l'adhésion des citoyens religieux. Mais cela n'est-il pas en totale contradiction avec le principe de la laïcité et de la neutralité de l'État ? Le problème insoluble auquel se heurte Rawls alors est qu'un consensus de ce type est exclu par le libéralisme car il ne peut résulter que de l'intervention du pouvoir coercitif de l'État illibéral. Dans Libéralisme politique n'a-t-il pas écrit que « Si nous nous représentons la société politique comme une communauté unie dans l'adhésion à une seule et même doctrine, alors l'utilisation tyrannique du pouvoir de l'État est nécessaire... Appelons cela “le fait de l'oppression ? » (LP, p. 64).
Comment résoudre ce dilemme ? En concevant la justification elle-même de la démocratie de manière démocratique, respectueuse de la liberté et de l'égalité des citoyens concernés, religieux ou pas, de leur rationalité comme de leur personnalité morale. L'intégration ne peut être imposée mais justifiée. C'est la méthode de justification qui va déployer ses vertus intégratives et jouer le rôle de premier plan dans la construction d'une citoyenneté démocratique et pluraliste.
Le consensus politique démocratique est en général envisagé comme un accord sur des valeurs morales communes de type judéo-chrétien qui seraient à l'origine des valeurs propres à la démocratie. Ce fut le cas, par exemple, dans le débat sur le Préambule au projet de Constitution européenne et l'inclusion de la référence aux valeurs chrétiennes des peuples européens. Un tel consensus politique est d'autant plus solide que les peuples concernés ont une histoire commune et partagent un héritage religieux commun. Mais il a le double inconvénient de creuser les différences et de laisser le champ libre à une seule doctrine pour réguler la sphère publique. Pour Rawls, cela reviendrait à laisser le pouvoir oppresseur de l'État s'exercer sur les minorités en contradiction avec le libéralisme politique. Si un consensus sur des valeurs communes se met en place, c'est comme résultat possible d'un processus psychologique et politique, et non pas comme un pre-requisit. De plus, un tel consensus n'a pas de contenu moral par lui-même, l'accord n'ajoute rien aux valeurs déjà communes. En ce sens, il n'a pas de puissance intégrative et il n'a pas d'impact sur les minorités religieuses puisqu'il ne reconnaît ni leur rôle ni leur égale dignité.
Inversement, le consensus politique visé par l'État laïc peut être un simple modus vivendi sans autre contenu moral que la nécessité d'accommoder les différences et de survivre ensemble. C'est un simple compromis politique entre les forces en présence qui a, bien sûr, beaucoup d'avantages. Il ne devrait pas nous surprendre que ce soit la solution préférée des groupes religieux extrémistes qui ainsi n'ont pas à s'engager moralement vis-à-vis de l'État laïc et à faire allégeance à ses principes. En effet, pour les communautés intégristes, un simple compromis est plus satisfaisant qu'un accord ou un consensus qui demanderaient de reconnaître les valeurs de l'autre ou du moins de trouver un terrain commun, ce qui serait un abandon de la pureté de la foi. La conclusion paradoxale à laquelle nous arrivons avec Rawls, c'est que combattre les extrémismes et les fondamentalismes passe par l'imposition d'un dialogue sur les valeurs au-delà du pragmatisme et de la neutralité.
Tout le problème devient alors celui du sens de cette base morale de la justification publique. Quatre points sont importants pour clarifier le contenu d'un consensus démocratique qui ne soit ni autoritaire ni purement pragmatique.
Tout d'abord, si la justification n'est pas le résultat de l'application d'une doctrine morale spécifique et qu'elle ne questionne pas la vérité des croyances religieuses, comme le sécularisme qui cherche en réalité à remplacer ou à éradiquer la religion de l'espace public, elle n'est pas contradictoire avec la neutralité de l'État laïc. Aucune doctrine spécifique ne peut fournir cette base d'entente sans contredire le principe de liberté égale pour tous. Il est clair qu'une telle position heurte de front les conceptions habituelles de la laïcité. C'est pourtant la conséquence logique des analyses du pluralisme démocratique que nous avons présentées.
Ensuite, pour Rawls, le consensus politique doit être « moral » au sens précis où il est obtenu par un processus qui reflète ce qu'il appelle les facultés morales des citoyens : la capacité à avoir une conception du bien et un sens de la justice. Il n'est pas moral au sens où il serait fondé sur une doctrine spécifique, sur des valeurs partagées comme pour les communautariens, mais où il est l' uvre de citoyens qui se traitent eux-mêmes comme des personnes morales, ce qui est extrêmement important pour obtenir l'allégeance de populations profondément croyantes. Un des aspects les plus choquants du sécularisme et de la laïcité pour des croyants, l'équivalence entre neutralité ou laïcité et disparition des préoccupations morales, est ainsi surmonté. La justification publique traite les citoyens quelle que soit leur appartenance religieuse comme des personnes morales et leur reconnaît ainsi pratiquement une égale dignité en tant qu'interlocuteurs au lieu d'imposer une doctrine commune sans dialogue et reconnaissance ou inclusion. « Étant conçue comme une réconciliation par la raison, la justification procède de ce que tous les partenaires dans la discussion ont en commun » (TJ, p. 621). Or ce qu'ils ont en commun, ce sont des arguments et des raisons, et non des valeurs, étant donné le pluralisme religieux.
En conséquence, la seule justification possible de la neutralité de l'État, pour Rawls, doit être procédurale et non pas substantielle. Elle se déroule à travers une discussion difficile et souvent douloureuse, mais constitutive de ce qu'est une démocratie pluraliste et « délibérative » (PRR, p. 138). C'est la seule solution qui tienne compte du pluralisme des valeurs sans tomber dans le relativisme, d'une manière que les religions puissent comprendre et qui respecte l'égalité des citoyens, religieux ou pas. Si les convictions qui sous-tendent les revendications religieuses minoritaires ne sont pas universellement valides, il faut à tout le moins qu'elles soient communicables ou formulables en des termes tels que l'on puisse les justifier, les reconnaître comme valides même sans les partager. « La justification vient de ce que de multiples points de vue s'y trouvent mutuellement renforcés [18][18] Voir également la section 87 : « la justification repose.... » (TJ, p. 48).
Le but poursuivi est, dit-il, un consensus par recoupement (overlapping consensus) (LP, IV). C'est parce que les arguments se recoupent que les valeurs politiques de tolérance, de respect des minorités, de liberté religieuse, d'égalité des droits religieux, peuvent être justifiées même vis-à-vis de citoyens dont le seul mode de raisonnement est religieux. Engagés dans le débat public, ils peuvent comprendre et accepter la priorité des décisions politiques sur leurs propres valeurs religieuses, comme dans l'exemple du droit à l'avortement, sur la base d'un recoupement entre les valeurs politiques avancées et leurs valeurs personnelles, ce qui est complètement différent d'un accord sur des valeurs communes. L'important, c'est qu'il existe un recoupement même partiel. L'exemple en est, pour Rawls, le consensus sur la Constitution qui peut se créer à partir de points de départ idéologiques variés. (TJ, p. 513 et LP, p. 198-205) La condition de l'intégration des minorités religieuses, c'est qu'elles puissent traduire les termes du consensus politique dans leur propre culture, que le contenu en soit clairement normatif et non pas vide de substance. Il n'existe pas de valeurs universelles, il n'existe que des valeurs traduisibles au moins partiellement d'une culture à une autre. Tel est l'élément le plus problématique, mais aussi le plus novateur de cette conception libérale du consensus politique entre différentes religions et communautés et l'État laïc. La séparation de l'Église et de l'État est exemplifiée dans la séparation entre valeurs politiques et valeurs religieuses à l'intérieur même de la conscience individuelle.
Le résultat est un consensus qui est davantage qu'un simple modus vivendi, mais moins qu'un accord sur les valeurs partagées, et qui échappe ainsi aux accusations aussi bien de relativisme que de dogmatisme.
Quelles sont les doctrines qui peuvent ainsi se rejoindre indirectement pourrait-on dire ? Rawls cite comme exemples de doctrines qui peuvent en faire partie les libéralismes de Kant et Mill, l'éthique de la communication de Habermas, l'utilitarisme, le républicanisme, mais pas l'humanisme civique, le christianisme (sauf les sectes fondamentalistes), et l'Islam. En définitive, toutes les religions qui acceptent de raisonner ensemble pourraient en faire partie. Mais un tel consensus est suspendu à des conditions très exigeantes. Il suppose une éducation civique qui développe le sens de la justice et la capacité à mettre en « équilibre réfléchi » (TJ, p. 71-75) différents principes et convictions, des raisons publiques et non publiques, et qui insiste sur la connaissance des droits individuels et de leurs arguments. Il suppose surtout des capacités cognitives dont on ne peut être certain qu'elles soient développées comme il le faudrait dans toutes les couches de la société. Il demande enfin un développement de l'esprit d'analyse et de critique qui peut entrer en conflit avec certaines traditions religieuses [19][19] C'est certainement le cas de l'Islam dont on sait combien.... Enfin, il peut conduire à l'extinction de certaines doctrines, raisonnables certes, au sens où elles sont fondées sur des raisons publiques, mais qui ne peuvent pas se développer dans le cadre d'un tel consensus, comme par exemple le créationnisme.
Conclusion
Telles sont les grandes lignes d'un accommodement possible du pluralisme culturel et religieux dans un consensus politique démocratique lui-même pluraliste. Il exige, si nous suivons Rawls, de traiter les religions comme des doctrines « raisonnables », de traiter le sécularisme comme une doctrine philosophique parmi d'autres et non pas comme le fondement idéologique de l'État laïc, de déplacer le débat de l'institution vers sa justification, de poser le caractère intégrateur de la délibération et de la justification publiques et d'inclure des raisons religieuses dans le débat public, d'exiger des citoyens qu'ils connaissent les doctrines religieuses les uns des autres et les raisonnements différents qui mènent de ces doctrines aux principes politiques, et de soutenir enfin que le consensus politique démocratique est en définitive « moral », mais en un sens très précis, procédural et non pas substantiel. Le principe de base de cette démonstration est que l'État n'est pas neutre, mais activement engagé dans un processus de justification publique grâce auquel les valeurs politiques peuvent l'emporter sur les valeurs communautaires et les limites de l'État de droit apparaissent ainsi clairement justifiées face aux demandes des communautés religieuses. Un tel consensus n'est ni un accord sur des valeurs communes dont les minorités culturelles ou religieuses seraient exclues ni un simple modus vivendi dépourvu de toute dynamique intégrative.
Mais les objections demeurent nombreuses.
La plus puissante est certainement la fragilité d'un tel consensus qui suppose la participation intense des citoyens de tous bords au débat public, avec le risque que ce débat se transforme en choc des intérêts particuliers des diverses communautés, comme c'est déjà le cas dans la démocratie majoritaire contemporaine des single-issue groups, des lobbies qui ignorent le bien commun et ne cherchent que la satisfaction de leurs revendications sectorielles. Ce sont les préférences les plus intenses, exprimées avec le plus de force, qui l'emportent alors, empêchant aussi bien la priorité du bien commun d'être reconnue, c'est-à-dire la priorité des valeurs politiques sur les convictions ou intérêts sectoriels, que le pluralisme des valeurs d'être respecté. La peur des divisions et des conflits que le pluralisme met à jour est en particulier un obstacle majeur à son expression publique. N'oublions pas l'avertissement de Maurice Barrès et sa puissance émotionnelle qui nourrit le retour de tous les nationalismes et xénophobies : « Notre mal profond écrivait-il, c'est d'être divisés, troublés par mille volontés particulières, par mille imaginations individuelles [20][20] Cité par Gérard Noiriel, À quoi sert l'identité nationale,.... » Une conception différenciée de l'égalité et de la citoyenneté divise encore davantage la société si par exemple, certains peuvent faire appel à une justice religieuse et pas seulement civile, ou si les écoles confessionnelles sont autorisées à maintenir des quotas. Elle risque de créer des ghettos et des communautés ayant leur propre loi, échappant à l'autorité de l'État.
À cela s'ajoute la nécessité de capacités cognitives développées pour pouvoir articuler des principes religieux à des arguments politiques dans l'espace public. La raison publique est donc, tout d'abord, celle des hommes politiques ou des juges constitutionnels, certainement pas celle des citoyens ordinaires. Rawls a beau distinguer entre l'idée de raison publique et l'idéal de la raison publique, quand les citoyens deviendront des « quasi-législateurs » au sens de l'autonomie chez Kant (PRR, p. 135, note 16), la distance reste insurmontable.
À toutes ces objections, il existe une réponse du libéralisme, mais qui exige de revenir à ses sources, implicites dans l'argumentation de Rawls. En effet, l'agent de ce consensus politique pluraliste en dernier ressort n'est plus seulement l'État laïc souverain, autorité administrative et exécutive, censée traduire dans les faits la volonté souveraine de la nation et de ses représentants. C'est le « règne de la loi », the rule of law que l'on traduit par « l'État de droit », qui exige que l'État lui-même se soumette à ses principes. Aussi bien les agents de l'État que les minorités religieuses elles-mêmes doivent respecter le cadre de la loi, c'est-à-dire pas seulement de la législation, mais des principes constitutionnels qui en garantissent la légitimité. Entre les groupes sociaux et religieux en conflit, il existe une instance médiatrice sans laquelle les analyses de Rawls n'ont pas de sens : le cadre constitutionnel qui a une autorité supérieure à celle du législateur et des majorités politiques qui l'ont porté au pouvoir. C'est l'existence de ce cadre de l'État de droit qui permet d'échapper aux apories des démocraties parlementaires et de poser la priorité des valeurs politiques sur les valeurs religieuses ou autres de n'importe quel groupe, majoritaire ou minoritaire. Les valeurs dont se réclame le législateur échappent à l'arbitraire puisqu'elles sont conformes aux droits constitutionnels fondamentaux et évitent ainsi toute hésitation quant à l'application du pluralisme religieux et à ses limites. De plus, elles sont publiquement proclamées et connues de tous. Ainsi le devoir de respecter l'intégrité physique des personnes rend illégales les mutilations sexuelles basées sur des traditions religieuses. Ainsi l'égalité des droits des personnes rend illégaux les mariages forcés, les divorces par répudiation, la polygamie, etc. Ainsi la liberté de conscience garantit le droit de l'individu à quitter sa communauté d'origine. Si droits culturels et collectifs il y a dans une période transitoire comme le droit pour certaines communautés de conserver leur langue ou d'avoir recours à la justice ecclésiastique de leur culture, c'est dans le cadre absolument strict de l'État de droit. Les critiques à l'égard du pluralisme religieux au nom de l'identité nationale montrent à quel point la confiance dans les institutions, dans l'État de droit, dans la Constitution est érodée dans les démocraties majoritaires où nulle médiation ne vient modérer le choc des préférences individuelles et collectives. Le « plébiscite quotidien » qui, en 1882, définissait pour Renan la nation doit être un plébiscite des principes constitutionnels, non un plébiscite des valeurs historiques d'une communauté particulière et transitoire [21][21] Pour une déconstruction de la formule de Renan, voir.... Plutôt que le pluralisme, ce sont les déficiences de l'État de droit qu'il faut donc incriminer dans la fragilité du consensus politique face aux communautés religieuses.
Notes
[1] John Rawls, « The Idea of Public Reason Revisited » (PRR), University of Chicago Law Review, vol. 64, été 1997, également dans Collected Papers, Harvard University Press, 1999, p. 573-615 et dans The Law of Peoples with « The Idea of Public Reason Revisited », Cambridge, Harvard University Press, 1999, p. 131-180 (Paix et démocratie. Le droit des peoples et la raison publique, trad. de l'angl. par Bertrand Guillarme, Paris, La Découverte, 2006). La première formulation des idées de Rawls sur la raison publique se trouve dans Libéralisme politique, Leçon VI, (LP), trad. de l'angl. par Catherine Audard, Paris, PUF, 1997 (Political Liberalism, New York, Columbia University Press, 1993 et 1996, pour la version en édition de poche qui comporte une nouvelle introduction) ainsi que la « Réponse à Habermas », traduite dans John Rawls et Jürgen Habermas, Débat sur la justice politique, trad. de l'angl. par Catherine Audard, Paris, Le Cerf, 1997.
[2] J. Rawls, The Law of Peoples, op. cit., p. 149.
[3] J. Rawls, Théorie de la justice, trad. de l'angl. par Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987 (A Theory of Justice, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 1971 et, pour la version révisée, A Theory of Justice. Revised edition, Oxford/New York, Oxford University Press, 1999). Toutes les citations sont tirées de la traduction française de l'édition révisée.
[4] « À mon arrivée aux États-Unis, ce fut l'aspect religieux du pays qui frappa d'abord mes regards... J'avais vu parmi nous l'esprit de religion et l'esprit de liberté marcher presque toujours en sens contraire. Ici, je les retrouvais intimement unis l'un à l'autre : ils régnaient ensemble sur le même sol... Tous attribuaient principalement à la complète séparation de l'Église et de l'État l'empire paisible que la religion exerce en leur pays. Je ne crains pas d'affirmer que, pendant mon séjour en Amérique, je n'ai pas rencontré un seul homme, prêtre ou laïque, qui ne soit tombé d'accord sur ce point. » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion, Livre I, II, chap. 9,1981, p. 401-402), cité par J. Rawls, The Law of Peoples, op.cit., p. 167, note 76.
[5] Le débat sur la citoyenneté a fait rage au Royaume-Uni depuis les attentats de 2005 à Londres qui avaient été l' uvre de jeunes Musulmans britanniques, en apparence bien intégrés. Depuis, le gouvernement travailliste a introduit des cérémonies de citoyenneté avec un fort contenu normatif pour les nouveaux arrivants et a déployé des efforts pour transformer les ghettos religieux surtout dans le nord du pays.
[6] « Dans Théorie de la justice, une doctrine morale de la justice ayant une portée générale n'est pas distinguée d'une conception strictement politique de la justice. Il n'y a pas trace de la distinction entre des doctrines compréhensives morales, religieuses et philosophiques, d'une part, et des conceptions limitées au domaine politique, d'autre part. Ici, au contraire, ces distinctions ainsi que les idées qui s'y rattachent sont fondamentales. » (LP, p. 3).
[7] « La raison publique est caractéristique d'un peuple démocratique. C'est la raison de ses citoyens, de ceux qui partagent le statut de la citoyenneté égale. L'objet de leur raison est le bien du public, c'est-à-dire ce que la conception politique de la justice exige de la structure de base des institutions de la société, des objectifs et des fins qu'elles doivent servir. La raison publique est alors publique en trois sens : a) c'est la raison des citoyens en tant que tels, la raison du public ; b) son objet est le bien du public et les questions de justice fondamentale ; c) sa nature et son contenu sont publics ; ils sont fournis par les idéaux et les principes exprimés par la conception de la justice politique de la société, et ils sont visibles sur cette base. » (LP, p. 213).
[8] Il faudrait rapprocher des positions défendues par Rawls celle de Habermas dans « Religion in the Public Sphere », European Journal of Philosophy, vol. 14, no 1, avril 2006, p. 1-25.
[9] Voir PRR, p. 151, note 46, où Rawls analyse les travaux de Abdullahi Ahmed An-Na'ïm,Toward an Islamic Reformation, Syracuse, Syracuse University Press, 1990. Sur Rawls et l'Islam, voir également The Law of Peoples, op. cit., p. 75-78.
[10] Jacques Zylberberg, « Laïcité, connais pas : Allemagne, Canada, États-Unis, Royaume-Uni », Pouvoirs, vol. 75, 1995, p. 37-52. Voir aussi Jean Baubérot, La laïcité, quel héritage ?, Genève, Labor et Fides, 1990, et Cécile Laborde, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2008.
[11] PRR, p. 143.
[12] Sur les confusions dans l'usage du terme de « justice procédurale », voir les éclaircissements de Rawls dans Débat avec Habermas sur la justice politique, Paris, Le Cerf, 1997, p. 121-127.
[13] Reza Aslan, No god but God, Londres, Random House, 2005, p. 262.
[14] Charles Taylor, « Modes of Secularism », in Rajeev Bhargava (dir.), Secularism and its Critics, Oxford, Oxford Universtiy Press, 1998.Voir aussi Jürgen Habermas, « Religion in the Public Sphere », art. cité.
[15] Voir Jean Baubérot, La laïcité : quel héritage ? De 1789 à nos jours, Genève, Labor Fides, 1990.
[16] Emmanuel Kant, Critique de la Raison pure, [A738/B766], Paris, Gallimard, « Pléiade », 1980, t. I, p. 1317.
[17] Ibid., [A752/B780], p. 1326.
[18] Voir également la section 87 : « la justification repose sur la conception dans son ensemble et sur son accord avec nos jugements bien pesés », p. 620.
[19] C'est certainement le cas de l'Islam dont on sait combien il entretient des rapports conflictuels avec la théologie rationnelle.
[20] Cité par Gérard Noiriel, À quoi sert l'identité nationale, Marseille, Agone, 2007, p. 36.
[21] Pour une déconstruction de la formule de Renan, voir ibid., p. 19-20.
Résumé
La distinction établie par Rawls entre doctrines « compréhensives » et conceptions politiques induit que, dans un état laïc, les valeurs religieuses ne peuvent jouer un rôle direct dans l'espace politique sans menacer l'égalité des différentes conceptions de la vie bonne auxquelles adhèrent les citoyens. Mais qu'en est-il des doctrines philosophiques ou morales comme celle de la laïcité ? La conséquence logique de la distinction établie par Rawls est que tous les citoyens, laïcs ou religieux, sont obligés en raison de leur devoir de civilité, de recourir à des raisons publiques dans le débat politique, un point problématique pour définir une conception libérale de la laïcité. Rawls répond de manière paradoxale, dans « La raison publique revisitée », à cette difficulté consiste à dire qu'on ne peut pas défendre l'Etat laïc sur la base de la doctrine de la laïcité. C'est cette alternative libérale à la laïcité, respectueuse de la pluralité et de l'égale dignité des doctrines compréhensives raisonnables, que cet article se propose de présenter.
Plan de l'article
Pour citer cet article
Audard Catherine, « John Rawls et les alternatives libérales à la laïcité », Raisons politiques 2/2009 (n° 34) , p. 101-125
URL : www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2009-2-page-101.htm.
DOI : 10.3917/rai.034.0101.
14:29 Publié dans Géopolitique, Gouvernance, Régulation | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer |
mercredi, 04 mai 2016
TAFTA : ce que révèlent les documents dévoilés par Greenpeace
http://www.telerama.fr/monde/tafta-ce-que-revelent-les-do...
- Jérémie Maire
- Publié le 02/05/2016. Mis à jour le 02/05/2016 à 16h35.
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L’organisation non gouvernementale a mis en ligne, lundi 2 mai, des dizaines de documents confidentiels concernant les négociations autour du traité transatlantique.
Avec ces “TTIP leaks”, Greenpeace souhaite tirer le signal d’alarme. La mode est décidément aux lanceurs d'alerte et aux documents qui fuitent. Ce lundi 2 mai à 11h précises, Greenpeace a mis en ligne une quinzaine de documents confidentiels et inédits, soit la moitié des chapitres du Trans-Atlantic Free Trade Agreement – le fameux TAFTA, ou TTIP – discuté par les Etats-Unis et l’Union européenne du 25 au 29 avril dernier.
L’organisation écologiste révèle ainsi la base des discussions finales du TAFTA, ce traité censé faciliter les échanges commerciaux et douaniers entre les deux continents. Les 248 pages brutes, inédites, secrètes et regroupées en 16 documents PDF, couvrent quasiment tous les aspects des négociations : agriculture, télécommunications, mesures sanitaires, etc.
Les documents, que s’est procuré Greenpeace Pays-Bas sans en révéler la provenance, mettent en lumière quatre points qui « menacent d’avoir des implication dans l’environnement et la vie de plus de 800 millions de citoyens européens et américains ». « Que vous soyez sensibles aux problèmes environnementaux, au bien-être animal, au droit du travail ou à la vie privée sur Internet, vous devriez vous sentir concernés par ce qui figure dans ces documents : le TTIP est un énorme transfert de pouvoir des mains du peuple à celles du “big business”. » Greenpeace met d’ailleurs quatre points saillants dans ces documents fuités.
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Selon ce que l’on peut lire dans ces documents, il semble que le traité transatlantique abandonne la règle d’exception générale, en vigueur depuis l’accord du GATT de 1947, qui régule le marché afin de « protéger la vie humaine, animale, végétale et la santé » et d’« œuvrer pour la conservation des ressources naturelles épuisables ».
« L’omission de cette régulation suggère que les deux parties du traité créent un système dans lequel le profit et placé au-dessus de la vie humaine, animale et végétale », dénonce Greenpeace.
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Quelques mois à peine après les accords de Paris, qui statuent sur le 1,5 degré de réchauffement à ne pas dépasser pour éviter une crise climatique majeure, le TTIP ne s’embarrasse guère de l’environnement. « Pis, note Greenpeace, le champ d'application des mesures de régulation se trouverait limitée par des dispositions » mises en lumières par ces documents rendus publics.
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Autre cheval de bataille de Greenpeace contre le TAFTA, la mainmise des grandes entreprises sur les décisions. « Le big business obtient ce qu’il veut », ironise l’ONG. « L’opportunité de participer aux décisions est permis aux grandes entreprises. Elle pourront intervenir dans les discussions préliminaires », contrairement « à la société civile, qui n’aura qu’un petit droit d’accès aux négociations ».
Les documents leakés par Greenpeace révèlent en outre le poids des Etats-Unis par rapport à l’Union européenne : par exemple, plutôt que d’harmoniser les réglementations, les accords TAFTA prévoieraient de reconnaître, à part égale, les réglementations des deux côtés de l’Atlantique. En d’autres termes, on nivelle par le bas : la norme américaine est reconnue comme équivalente à l’européenne, elle est donc acceptable.
On remarque en outre que c’est l’UE qui se montre plus engagée dans les propositions et dans les négociations que les Etats-Unis. Car elle a théoriquement plus à y gagner : l’Europe peut ainsi s’ouvrir, entre autres, les portes des marchés américains, notamment publics.
Ces documents, inédits, sont toutefois ceux qui ont servi de base aux discussions de fin avril, qui se sont déroulées à New York. Il se peut alors que certaines lignes aient bougé entre temps. « Chacun campe sur ses positions, et il est évidemment impossible de préjuger du résultat final », note d’ailleurs Le Monde.
Michael Weasel 03/05/2016 à 16h00
Bon, aujourd'hui la réaction de notre président ne s'est pas fait attendre -- un bon point pour une fois --, pour minimiser l'impact de ces « pseudo-révélations », car tout le monde se doutait depuis le départ que ce traité devait être en faveur des entreprises américaines. Comme on dit chez Microsoft : "It's the door open to all Windows". FH n'avait pas besoin d'accrocher une casserole supplémentaire à sa fin de règne. On le comprend. Espérons que le successeur ne signera pas n'importe quoi. Ni l'UE bien sûr. Cela dit, j'aimerais bien que Télérama se paie le luxe d'un correcteur, car ses articles font mal aux yeux. « Les documents, que s’est procuré...Greenpeace met d’ailleurs (?) quatre...le profit et placé au-dessus...le champ d'application des mesures de régulation se trouverait limitée...L’opportunité de participer aux décisions est permis ». Et la meilleure dans le contexte : « Les documents leakés par Greenpeace révèlent en outre le poids des Etats-Unis par rapport à l’Union européenne ». N'oubliez pas que la colonisation, ça commence par la langue.
En outre, les commentaires sont déformés (perte des apostrophes par exemple) par votre logiciel si on fait un copié-collé de votre texte pour citation. La trahison du TAFTA va-t-elle jusque là ? ;-)
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Naile 03/05/2016 à 15h26
Sur le fond, L'association ATTAC dénonce ces traités depuis des années, sans grand écho de la part des médias durant tout ce temps. Sur la forme : alors même Télérama fait fi du C.O.D. placé avant le verbe pour écrire : "Les documents, que s’est procuré ......" bravo !!
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zeliet 03/05/2016 à 10h00
Les entreprises ne pourraient pas exister sans les infrastructures construites grâce aux impôts de la société civile. Voies ferrées navigables aéroports etc. Elles ne pourraient exister sans l'éducation les formations des peuples. Écoles, universités permettent aux entreprises de recruter des personnels compétents sans obérer leurs leurs comptes sociaux. Les citoyens sont de facto les actionnaires "bénévoles" des entreprises. Et malgré cela ils sont exclus avec un parfait mépris d'une négociation qui les concerne au premier chef. Dans tous les sens du terme. Quel déni de démocratie. Mais suis je naïve. Le 21eme siècle est celui du fric. Des profits à se distribuer entre pairs. Quelle tristesse.
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Stefcra 03/05/2016 à 09h04
A un moment, il va falloir arrêter de prendre les gens pour des idiots. A force de continuer a diriger la politique et l’économie selon le bon vouloir des entreprises et des intérêts américains, j'ose espérer que le peuple se lèvera (et pas qu'en France) pour dire ce qu'il pense de toutes ces histoires.
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la grenouille 03/05/2016 à 08h49
J'ai deux questions naïves : 1 qui (Bruxelles, des représentants d'état - quels ministres -, autres instances) décide et signe ce traité 2 pourquoi ce traité est-il secret et bafoue-t-il donc la démocratie Pourquoi M. Tout le monde n'a pas droit de cité alors que ce traité impacte la vie de tout le monde (même la nature et les animaux) et ne profitera qu'aux poids lourds de l'industrie........... Je suis scandalisée par cette affaire! Que peut faire le citoyen lambda à part signer des pétitions, ce que j'ai d'ailleurs fait!
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01:18 Publié dans Compétition, Économie, Finance, Innovation, Rapports de force, Régulation, Stratégies Mondiales | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer |
lundi, 02 mai 2016
L’Atelier BNP PARISBAS - Blockchain : à la recherche du capital perdu
Par Pierre Pariente 29 avril 2016
Mots-clés : Smart city, Amérique du Nord, Blockchain, Start-up
- Voilà un peu moins d’un an que la Blockchain occupe le devant de la scène en matière de nouvelles technologies. Les start-ups du domaine ne manquent pas de créativité pour étendre ses domaines d’application au-delà des services financiers. Certaines d’entre elles y voient même un moyen d’accélérer la croissance des pays en développement.
En 2000, l’auteur péruvien Hernando de Soto publiait son ouvrage phare, Le Mystère du Capital. Sa thèse allait à l’encontre de la lecture traditionnelle des décalages de richesse entre les pays de l’OCDE et les pays en développement. « Les pauvres, » écrit-il, « ont des maisons mais pas d’actes de propriété ; des terrains et des cultures, mais pas de cadastre ; des entreprises, mais aucun statut légal. » L’intuition de Soto était la suivante : le nœud gordien du développement n’est pas purement économique, encore moins culturel et social, mais légal. C’est le mécanisme par lequel l’individu peut rendre son capital visible.
Comment assurer cette transition, cependant ? L’auteur, dans son livre publié il y a 16 ans, donnait des grandes lignes directrices, mais manquait encore d’un outil efficace. Et si cet outil s’appelait la Blockchain ?
Le grand livre de la Blockchain
Le grand livre de la Blockchain est ouvert. En principe, tout le monde le monde peut écrire dedans. A la différence d’un livre, cependant, la Blockchain est une multitude de livres, et ces livres sont répartis dans le monde entier. Le contenu n’est pas figé, il augmente avec le temps de manière simultanée et coordonnée. L’avantage d’une information partagée, c’est qu’elle est mieux sécurisée contre la falsification qu’une information détenue par une seule personne.
La Blockchain, en d’autres termes, est un livre de compte qui enregistre au fur et à mesure du temps l’ensemble des transactions qui passent dans son système. Et par transaction, on peut comprendre flux d’argent, mais aussi titre de propriété.
(nb : L’ensemble des « objets » susceptibles d’être enregistrés dans la Blockchain est immense et s’agrandit de jours en jours. L’Atelier a publié des articles sur ce sujet ici, ici, et là.)
Une histoire d’enregistrement
Factom, c’est une de ces start-ups qui n’existait pas il y a deux an et qui commence à se faire un nom dans l’écosystème de la Blockchain. Seulement, Factom a un positionnement un peu différent de celui de ses pairs.
Selon sa Chief Marketing Officer, Tiana Laurence, « la plupart des start-ups dans l’écosystème de la Blockchain se sont concentrées sur un seul problème : comment transférer de l’argent plus rapidement entre deux entités. Factom n’a pas voulu rentrer dans ce jeu compétitif. Nous nous sommes dits que ce challenge allait être résolu par quelqu’un d’autre que nous. »
Factom a donc décidé d’utiliser la Blockchain pour y enregistrer des données. D’un point de vue purement technologique, Factom utilise son propre réseau, mais est aussi capable de s’intégrer aux réseaux Blockchain utilisés par le Bitcoin et par une autre start-up du milieu : Ethereum.
Factom propose ce service d’enregistrement des données aux entreprises, mais également à des gouvernements. Selon Tiana Laurence, un des enjeux de la pauvreté est « le manque de fiabilité des bases de données et la corruption. » Sans titre de propriété, un habitant d’un pays en développement est confronté à la menace d’expropriation. Sans preuve juridique que le capital qu’il détient lui appartient véritablement, il ne peut contracter un emprunt bancaire pour financer son activité, ou même souscrire une assurance professionnelle.
C’est dans ce contexte que Factom a commencé à travailler avec le Honduras pour enregistrer dans la Blockchain – c’est-à-dire de manière permanente et immuable – l’ensemble des titres de propriétés d’une ville en devenir, immense projet de smart city actuellement en construction. La Blockchain permettra aussi d’enregistrer les actes de transferts de propriété. Cette technologie est un moyen infaillible pour lutter contre la falsification des documents officiels et la corruption.
Et les conséquences d’un tel projet sont énormes.
Rendre visible le capital invisible
On l’a vu, le projet de Hernando de Soto est de rendre visible le capital que les habitants des pays en développement détiennent déjà. Seulement, Hernando de Soto est un pragmatique. Il ne souhaite pas changer la réalité, mais recommande plutôt d’adapter le système législatif de ces pays pour légaliser « l’économie grise ».
Mais en pratique, comment faire ? Faut-il dépêcher sur le terrain des experts pour que, carnet à la main, ils officialisent les titres de propriétés, cadastres, et autre capital des habitants ? Et quand bien même une telle campagne serait menée, comment s’assurer que les informations ne soient pas falsifiées avant, pendant, ou après l’enregistrement ?
La chute du mur de Berlin et l’ouverture à l’économie mondiale des pays de l’Union Soviétique dans les années 90 a fourni à l’Histoire un cas d’école éloquent. Rachat frauduleux à des prix imbattables, corruption généralisée, affairisme, c’est toute l’économie de ces pays qui a pâti de l’ouverture sauvage au capitalisme.
Une technologie comme celle que développe Factom ne répond pas à l’ensemble de ces enjeux. Ce que peut garantir Factom, par contre, c’est qu’un titre enregistré dans la Blockchain constitue une preuve inviolable de propriété. La question de la validité du titre en question reste politique.
En l’occurrence, le projet que mène Factom avec le Honduras ne soulève pas ce problème : il s’agit d’enregistrer les actes de propriétés (et, à terme, de transfert de propriété) des nouvelles habitations d’une ville intelligente, en construction. Dans la mesure où la technologie de Factom permettra d’enregistrer la propriété au début de la chaîne, la question de la validité de l’information ne se pose pas.
Ce n’est que le premier chapitre
Ce que Factom construit avec le Honduras n’est que le premier chapitre d’une aventure qui se veut prometteuse. La start-up travaille aussi avec la Chine et la société iSoftStone pour développer des applications de la Blockchain à destination des villes intelligentes.
De manière plus conceptuelle, on peut imaginer que ce genre de start-up trouvera aussi un intérêt à se rapprocher d’institutions financières pour étoffer la gamme de ses produits et services. La lecture de Soto nous permet de comprendre que l’enregistrement de la propriété n’est que la première étape vers le chemin de la prospérité. Une fois le capital enregistré, il peut être échangé. Il devient liquide. Il devient visible aux yeux des établissements financiers (banques, institutions de micro-crédits, etc.) qui peuvent en retour ouvrir leur gamme de produits à une population qui en était exclue. Soto rappelle à ce propos dans son ouvrage que dans les années 2000, aux États-Unis,
« près de 70% des crédits que les entreprises reçoivent sont adossés à des titres de propriété comme collatéral.»
Finissons enfin avec cette dernière citation de Soto dans Le Mystère du Capital, destinée à ceux qui se demandent si, finalement, il est bien sérieux de vouloir étendre encore plus l’empire du capitalisme : « Je ne suis pas un capitaliste pur et dur. Pour moi, le capitalisme n’est pas un credo. Je crois beaucoup plus à la liberté, la compassion pour les pauvres, au contrat social, et à l’égalité des chances qu’au capitalisme en tant que tel. Seulement, pour le moment, et pour atteindre ces objectifs, le capitalisme est la seule solution dont nous disposons. C’est le seul système que nous connaissions qui nous fournit les outils nécessaires à la création de valeur. »
22:49 Publié dans Bitcoin, monnaies virtuelles ou numériques, Finance, Numérisation de la société, Régulation | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer |