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lundi, 05 septembre 2016

Catherine Audard : John Rawls et les alternatives libérales à la laïcité

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John Rawls et les alternatives libérales à la laïcité

par Catherine Audard

Catherine Audard enseigne la philosophie morale et politique à la London School of Economics (Department of Philosophy). Elle est l'auteur de John Rawls (Londres, Acumen Press, 2006, trad. française à paraître chez Grasset en 2010), Qu'est-ce que le libéralisme ? Ethique, Politique, Société (Paris, Gallimard, à paraître en octobre 2009). Ont également été publiés, sous sa direction, des ouvrages collectifs : John Rawls. Politique et métaphysique, (PUF, Paris, 2004), Anthologie historique et critique de l'utilitarisme, (PUF, Paris, 1999), Le respect (Paris, Autrement, 1993), Individu et justice sociale (Paris, Seuil, 1988).

Cet article est une version abrégée du chapitre IX de mon livre : Qu'est-ce que le libéralisme ? Éthique, Politique et Société, Paris, Gallimard, octobre 2009, à paraître.

Raccourcis

Voir aussi

Raisons politiques

2009/2 (n° 34)

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Dans l'un de ses derniers textes, « The Idea of Public Reason Revisited [1][1] John Rawls, « The Idea of Public Reason Revisited »... », John Rawls aborde la question des rapports entre religion et démocratie d'une manière susceptible de fournir des alternatives à l'idéologie française de la laïcité. « Comment est-il possible, se demande-t-il, que des citoyens religieux (citizens of faith) soient des membres sincères et à part entière d'une société démocratique, qu'ils souscrivent activement aux idéaux et aux valeurs politiques de cette société et ne se contentent pas simplement d'accepter l'équilibre des forces politiques et sociales en présence ? (...) Comment est-il possible de souscrire à un régime constitutionnel, que l'on soit ou non croyant, quand nos doctrines compréhensives risquent en conséquence de ne pas prospérer et même de décliner [2][2] J. Rawls, The Law of Peoples, op. cit., p. 149. ? »

Un des intérêts majeurs de ce texte est de montrer, conformément à la méthode suivie dans Théorie de la justice [3][3] J. Rawls, Théorie de la justice, trad. de l'angl. par..., qu'il est plus satisfaisant de tenter de transformer un conflit insoluble entre des valeurs ­ religieuses et politiques ­ en une question de justification : quels sont les arguments en faveur de ces valeurs qui sont recevables dans le débat politique ? L'institution et la pratique de l'État laïc ne sont donc pas remis en question par Rawls qui rappelle, après Tocqueville, qu'elles sont un des grands succès de la démocratie américaine, ayant permis à la fois à la démocratie et aux religions de prospérer [4][4] « À mon arrivée aux États-Unis, ce fut l'aspect religieux.... Ce sont les modes de justification publique de l'État laïc qui doivent être transformés pour parvenir à un consensus pleinement démocratique, même avec des minorités religieuses hostiles. En d'autres termes et de manière paradoxale, l'État laïc doit être défendu sur une autre base que celle du sécularisme et de la laïcité.

Nous allons donc examiner la solution que Rawls apporte à ce problème. Mais, auparavant, il nous faut accomplir un détour et rappeler les positions classiques du libéralisme sur la tolérance à l'égard des religions intolérantes afin d'apprécier pleinement les transformations accomplies par la position de Rawls et pourquoi la laïcité n'est pas une solution acceptable dans sa version du libéralisme.

Un conflit insoluble

Le problème posé par les minorités religieuses dans le contexte contemporain est-il si différent de celui des Guerres de religion du 17e siècle qui ont conduit à la naissance du libéralisme classique avec le Second Traité sur le Gouvernement civilde Locke (1690) et sa Lettre sur la Tolérance (1689) ?

L'Islam au centre du débat

Un argument souvent entendu consiste à soutenir que le problème est nouveau car il viendrait de ce que le multiculturalisme contemporain a mis en concurrence des religions ou des croyances qui ne sont pas compatibles avec le libéralisme car elles ne partagent plus avec lui un héritage culturel commun et facile à identifier comme tel. Si les États démocratiques modernes avaient conservé une identité religieuse commune, celle de la tradition chrétienne, ils n'auraient pas les problèmes d'intégration qu'ils ont actuellement. En particulier, l'Islam et ses traditions variées du Maghreb au Moyen-Orient, de l'Asie du Sud-Est à l'Afrique subsaharienne, est une source de divisions et de conflits parce qu'il demande une soumission de l'individu à la communauté qui est par essence incompatible avec le libéralisme. Seul un Islam modéré et « libéral » pourrait s'intégrer et nous en sommes loin. Au-delà de l'importance numérique croissante de populations ayant une pratique religieuse et réfractaires de ce fait au sécularisme contemporain, c'est surtout le caractère non européen, non chrétien, musulman en majorité, des croyances et des pratiques qui semble créer des difficultés majeures pour l'intégration. L'identité nationale serait menacée et ces menaces ont été malheureusement exploitées politiquement. Il est devenu impossible de protéger de manière sereine l'égalité des droits et des libertés de citoyens que non seulement leur condition socio-économique, leur culture, mais également leur foi et leur pratique religieuse séparent et même opposent au reste de la population. La question de l'égalitéentre citoyens religieux et non religieux est devenue insoluble au nom même de la défense de la liberté individuelle, en particulier celle d'échapper à l'emprise des religions. Certaines religions, plus compatibles avec la démocratie, seraient plus égales que d'autres... Le respect du pluralisme religieux est certes un élément central d'une société de liberté tout comme la tolérance à l'égard des minorités, mais il trouve sa limite dans le refus de voir une religion dicter ses valeurs à toute une société et surtout empêcher l'autonomie religieuse des individus. Dans ce cas l'appartenance religieuse et aussi bien les coutumes que l'idéologie qui l'accompagnent semblent entraîner à la fois des menaces politiques contre les institutions démocratiques et un refus ou une impossibilité de l'intégration en raison de l'absence d'autonomie et de la soumission totale exigée, semble-t-il, des membres des communautés religieuses. Confrontées à des phénomènes culturels inconnus, partagées entre le souci de préserver l'identité nationale et celui de respecter l'égalité des citoyens malgré leurs appartenances différentes, les démocraties contemporaines, en particulier en Europe continentale, semblent incapables de sortir de cadres intellectuels universalistes et des schémas historiques qui tous prédisaient les progrès de la sécularisation. Elles apparaissent désarmées face à ce retour du religieux.

Cet échec a eu plusieurs conséquences, toutes plus problématiques les unes que les autres. Il a pu mener à l'autoritarisme, à imposer la soumission des minorités religieuses à la loi par l'action illibérale de l'État, comme en France où la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux à l'école a pu être critiquée comme une atteinte à la liberté religieuse. Il peut aussi mener au relativisme, à une tolérance mêlée d'indifférence à l'égard des communautés religieuses et à l'acceptation de leur existence séparée. C'est la voie qui a été suivie au Royaume-Uni, jusqu'aux attentats terroristes de juillet 2005, au nom du libéralisme perçu comme la seule attitude compatible avec le respect de la liberté individuelle, y compris celle de se soumettre à des autorités religieuses ou à des impératifs apparemment d'un autre âge et qui choquent la sensibilité contemporaine, comme le port du foulard islamique. Seul un modus vivendi entre communautés se tolérant sans partager de valeurs communes serait compatible avec le libéralisme qui refuse ainsi de s'engager et de défendre ses propres valeurs. Mais ce faisant, on laisse sans défense, sans autorité, les principes mêmes de l'État de droit et on rend impossible l'établissement d'un consensus politique stable.

Y a-t-il une voie médiane entre l'usage coercitif de la puissance étatique et le pragmatisme d'un modus vivendi que l'action de quelques terroristes suffit à faire voler en éclats [5][5] Le débat sur la citoyenneté a fait rage au Royaume-Uni... ? Le problème, en réalité, ne vient peut-être pas seulement des différences culturelles véhiculées par l'Islam, mais également de la manière d'envisager l'intégration des minorités religieuses dans un État laïc. Plus que l'impossibilité supposée de l'Islam à s'intégrer, c'est probablement l'incapacité du libéralisme à comprendre le phénomène religieux qui fait problème pour Rawls.

Les nécessaires remises en question du libéralisme

Le défi politique auquel les démocraties libérales et pluralistes doivent faire face, dans le contexte multiculturel et pluriethnique actuel, est, selon Rawls, de devoir transformer leur attitude vis-à-vis des citoyens religieux. Au lieu de défendre l'État laïc sur la base d'arguments philosophiques tels que ceux du sécularisme ou de la laïcité et de proposer comme seule voie vers l'intégration la « libéralisation » des religions et l'émancipation des citoyens en tant qu'individus vis-à-vis de croyances et coutumes religieuses qui sont parfois en conflit avec les principes démocratiques, la solution de Rawls demande d'abord que le libéralisme se remette lui-même en question. Trois changements fondamentaux lui semblent nécessaires.

Tout d'abord, le libéralisme doit renoncer à fonder le consensus politique sur des valeurs philosophiques, morales ou religieuses communes, d'où son concept delibéralisme politique qui suppose qu'il limite ses exigences au domaine politique au lieu de s'appliquer, comme une doctrine « compréhensive », à tous les aspects de l'existence [6][6] « Dans Théorie de la justice, une doctrine morale de.... La conséquence en est que l'appel à la vérité, religieuse ou philosophique, est exclu du débat politique et que les seuls arguments recevables sont des « raisons publiques », des raisons indépendantes des doctrines religieuses et qui sont compréhensibles en des termes seulement politiques. La laïcité ­ et son soubassement épistémique positiviste ­ est donc inadaptée à ce rôle. Rawls emploie le terme de « raison publique » pour résumer l'ensemble des modes de justification et de raisonnement recevables [7][7] « La raison publique est caractéristique d'un peuple... et il insiste sur le fait que les arguments de type laïc n'ont pas de validité intrinsèque, car « les doctrines philosophiques laïques ne fournissent pas de raisons publiques » (PRR, p. 148).

Ensuite, il faut que le libéralisme prenne au sérieux le pluralisme doctrinal caractéristique des démocraties au lieu de poser que le sécularisme est la seule conception capable de défendre l'État laïc. Il faut qu'il accepte de défendre ses principes sur la base d'un dialogue limité au politique certes, mais qui suppose de comprendre et de reconnaître l'autre. La tolérance-indifférence est insuffisante et insultante pour les minorités religieuses. Il est important que le libéralisme contemporain abandonne le monisme arrogant de la philosophie des Lumières qui espérait démontrer la vérité universelle de ses principes. En reliant le caractère irréductible de la liberté individuelle à la finitude humaine, à l'impossibilité d'une vérité une en dernier ressort sans pour autant tomber dans le relativisme, il peut fournir la vraie source de la tolérance religieuse. En effet, s'il accepte que le consensus politique autour des principes de l'État de droit et de la défense des droits fondamentaux ne peut être imposé, il va être amené à dialoguer avec les religions au lieu de les exclure de l'espace public, à repenser ainsi la séparation de l'Église et de l'État sans la réfuter [8][8] Il faudrait rapprocher des positions défendues par....

Enfin, le libéralisme doit accepter de comprendre le phénomène religieux, celui de l'Islam plus spécifiquement, au lieu de se cantonner dans l'indifférence et l'ignorance qui résultent souvent de la sécularisation de la société. Il y a une dégradation visible du libéralisme en permissivité qui le rend incapable d'engendrer une véritable tolérance en tant que reconnaissance de l'autre et débat ou dialogue avec lui. Comprendre les religions, les contraintes qu'elles imposent aux individus, même si elles sont en conflit avec ses propres valeurs, est une démarche essentielle que le libéralisme doit accomplir et dont il doit tirer des ressources intellectuelles nouvelles, comme Rawls nous en donne l'exemple dans son analyse de la compatibilité entre Islam et libéralisme [9][9] Voir PRR, p. 151, note 46, où Rawls analyse les travaux.... « La connaissance mutuelle que les citoyens ont de leurs diverses doctrines religieuses reconnaît que les bases de l'allégeance à la démocratie se trouvent dans ces doctrines. Ainsi l'adhésion à l'idéal démocratique se fait pour de bonnes raisons. » (PRR, p. 153). Dans ce processus, c'est évidemment l'Islam et son caractère « non européen » et « inassimilable » qui est l'obstacle premier. Or nous avons affaire là à deux mythes. L'Islam n'est pas une religion étrangère à l'Europe, il a, au contraire, été une de ses composantes pendant tout l'âge d'or de la culture omeyade en Espagne et il demeure un élément quantitativement important des sociétés européennes. L'Islam est plutôt le « refoulé » d'une Europe qui à un moment pas si lointain l'incluait. L'Islam, d'autre part, n'est pas en principe inassimilable puisqu'il est fondé sur un socle commun aux trois grandes religions du Livre. Encore faut-il qu'existe une volonté politique de le comprendre dans sa spécificité et son histoire, de comprendre le fait religieux au lieu de le récuser. C'est là un des moyens de le faire évoluer.

En effet, si le libéralisme doit évoluer et justifier ses principes de manière convaincante, les religions doivent elles aussi changer au contact de sociétés démocratiques et devenir plus « libérales » à leur tour en participant pleinement au consensus politique et en modifiant non pas leur contenu doctrinal, mais le type d'arguments qu'elles acceptent d'utiliser pour défendre leurs points de vue. Aussi bien le libéralisme que les doctrines religieuses doivent se remettre en question et se soumettre aux demandes de la « raison publique », du dialogue politique public. Pour Rawls, c'est ce processus de justification et de délibération publiques qui est la clé du succès de cette double remise en question.

La critique de la laïcité et de la neutralité de l'État

Pourquoi la laïcité ne peut-elle pas servir de modèle au libéralisme pour résoudre les problèmes posés par le retour du religieux ?

Laïcité et raison publique

Rappelons tout d'abord que le concept de laïcité est propre à l'histoire politique française et n'a pas d'équivalent ailleurs [10][10] Jacques Zylberberg, « Laïcité, connais pas : Allemagne,.... Le libéralisme parle plutôt de sécularisme pour désigner un idéal politique instrumental dans la protection de la liberté des citoyens et de l'égalité de leurs convictions religieuses ainsi que de la paix civile, celui de la séparation de l'Église et de l'État qui est la meilleure réponse aux conflits religieux. Tout le problème est de justifier l'État laïc dans le nouveau contexte multiculturel et multiconfessionnel. La transformation que le libéralisme doit subir ne remet pas en question l'État laïc, mais sa justification, moniste ou pluraliste. Or, dit Rawls, « le sécularisme raisonne en termes de doctrines compréhensives non religieuses. De telles doctrines sont trop larges pour servir les buts de la raison publique. Les valeurs politiques ne sont pas des doctrines morales (...) qui sont de même nature que la religion ou la philosophie première [11][11] PRR, p. 143.. » (PRR, p. 143). En particulier, la laïcité a été inspirée par la philosophie des Lumières et le positivisme du 19e siècle et reste en conséquence trop dépendante de doctrines philosophiques compréhensives pour jouer son rôle. « Ce serait une grave erreur, dit-il, de penser que la séparation de l'Église et de l'État a eu pour but premier la protection de la culture laïque ; bien entendu, elle protège cette culture, mais pas plus qu'elle ne protège toutes les religions. » (PRR, p. 166).

Historiquement, le libéralisme a défendu depuis sa naissance au 17e siècle une version relativement pragmatique du sécularisme qui demande à l'État de s'abstraire des conflits religieux, d'adopter une certaine neutralité et de faire appel à des valeurs sur lesquelles la majorité de la population peut se mettre d'accord. Cette version n'a jamais demandé que la religion soit entièrement privatisée, qu'elle n'ait plus de rôle dans l'espace public ou d'influence morale sur les débats des législateurs, mais plutôt que ce rôle soit régulé et filtré de manière à ne pas porter atteinte aux convictions des minorités, croyantes ou non, et à respecter ainsi l'égalité entre les conceptions du bien des individus. Fidèle à la logique des contre-pouvoirs, il s'est agi plutôt de neutraliser le poids des religions que de les exclure du débat politique. Par exemple, au Royaume-Uni, l'État prétend être capable d'une certaine neutralité ou équité (fairness) dans son traitement des religions alors même qu'il existe une « religion établie » qui n'est cependant pas une religion d'État. Aux États-Unis, « le Premier Amendement à la Constitution, nous rappelle Rawls, protège les diverses religions de l'État et aucune n'a pu dominer les autres en s'emparant du pouvoir de l'État. » (PRR, p. 166). Le projet d'État laïc s'est donc inscrit dans la lutte contre la « tyrannie des majorités » et contre un État qui se transformerait en porte-parole des majorités au lieu de rester dans son rôle limité, lutte qui a été centrale dans le libéralisme. L'État laïc est fondamental pour la défense de l'égale liberté des citoyens, même de ceux qui appartiennent à des minorités religieuses. Mais, malgré son pragmatisme, le libéralisme n'a pas pu éviter la question de la justification du sécularisme qui s'est avérée aussi importante que sa pratique.

Or cette justification s'est faite, comme pour la laïcité à la française, sur la base du monisme philosophique. Elle a été modelée par l'influence du christianisme, protestantisme aux États-Unis ou Église catholique en France. Elle est l'image en miroir de l'universalisme chrétien (catholique). Sans aller aussi loin que la laïcité à la française, le sécularisme libéral prétend lui aussi à la neutralité de l'État laïc, mais sans chercher à éradiquer la religion de la sphère publique. L'État laïc se veut neutre à l'égard des diverses religions et, par la vertu de la séparation de l'Église et de l'État, le garant de la non-intervention des religions dans la sphère publique et la législation, et le rempart contre les tentatives hégémoniques des Églises. Mais, en établissant une sphère publique ouverte à tous, en défendant la tolérance religieuse et l'égalité des diverses religions, le libéralisme classique a cherché certes à établir la paix civile, mais aussi à diluer le pouvoir des religions, à accélérer le progrès vers la modernité, ruinant ainsi au moins en partie sa prétention à la neutralité. Il nous faut donc revenir avec Rawls sur la prétendue neutralité axiologique de l'État laïc vis-à-vis des diverses religions.

Historiquement, écrit-il, un des thèmes de la pensée libérale a été que l'État ne doit favoriser aucune doctrine compréhensive pas plus que les conceptions du bien qui y sont associées. Mais c'est aussi une des critiques faites au libéralisme que de l'accuser de ne pas rester neutre et, en réalité, de favoriser une forme ou une autre d'individualisme (LP, p. : 235-239).

La neutralité axiologique de l'État laïc

La neutralité est un concept politique problématique car si elle signifie s'abstenir d'intervenir, elle est incompatible avec l'action politique. La neutralité comme abstention favorise, en réalité, le camp le plus fort, comme l'exemple de la neutralité en temps de guerre l'illustre bien. Il n'y a donc pas de neutralité absolue en politique, ce serait absurde.

Mais une première forme de neutralité politique, nous dit Rawls (LP, p. 235-239), peut être procédurale, limitée aux procédures suivies. La législation et la résolution des conflits entre groupes religieux ou entre les groupes religieux et l'État ou entre les individus s'engageraient à suivre une procédure qui ne ferait pas appel à des valeurs morales, mais seulement à des valeurs politiques telles que la neutralité, l'impartialité, la cohérence dans l'application de la loi ou l'égalité de traitement des parties en conflit. C'est exactement le sens de la « raison publique » pour Rawls. Ainsi, le fait que la loi de 2004 sur le hidjabs'adresse aux trois grandes religions et les traite à égalité, incluant même une religion minoritaire en France comme le sikhisme vis-à-vis duquel il n'y avait jamais eu auparavant de problème d'intégration, prouverait la neutralité de l'État en cette matière. Mais l'impartialité apparente de la procédure ne dissimule pas que c'est l'Islam qui est visé puisque, en réalité, le port de signes religieux n'y a pas la même valeur que pour d'autres religions. La neutralité de la procédure est certes nécessaire, mais elle n'est pas un gage suffisant du traitement égal des citoyens.

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Une autre manière d'aborder la neutralité de l'État, dit Rawls, est de la considérer par rapport aux buts des politiques publiques et aux valeurs qu'ils incarnent. Les buts ne sont pas neutres, en particulier la tentative de justification par l'État laïc de la nécessité de libérer la sphère publique de l'influence des religions. La neutralité des buts ici n'a aucun sens puisqu'une démocratie est engagée dans la défense de l'égalité des droits et des chances, de la liberté égale pour tous, religieux ou pas, et d'une conception « substantielle » de la justice qui la fait entrer en conflit avec toutes sortes de convictions religieuses ou philosophiques [12][12] Sur les confusions dans l'usage du terme de « justice.... Mais des moyens neutres pourraient l'être s'ils assurent des chances égales à tous de réaliser leurs fins morales et religieuses, si l'État ne favorise pas activement une idéologie plutôt qu'une autre et si des dispositions sont prises pour annuler ou compenser ces influences. C'est là une exigence légitime des minorités religieuses à l'égard de l'État laïc qui ont besoin d'être protégés les unes des autres.

Enfin, la neutralité concerne les effets des politiques publiques qui devraient pouvoir s'équilibrer et ne favoriser aucun groupe religieux en particulier. Là, il est clairement impossible de parler de neutralité car quand ces politiques visent la coopération et la paix civile qui sont, certes, des valeurs « neutres » au sens d'indépendantes d'une religion spécifique, elles auront des effets considérables sur les chances de succès de certaines religions par rapport à d'autres. Par exemple, si l'appartenance à une religion permet de réussir l'intégration plus aisément, comme disons le protestantisme libéral, elle aura plus de chances de prospérer que si elle est en conflit avec la culture publique environnante. De même, dit Rawls, « si un régime constitutionnel prend certaines mesures afin de renforcer les vertus de tolérance et de confiance mutuelle en s'opposant par exemple aux diverses formes de discrimination religieuse et raciale (dont peuvent se rendre coupables certains groupes religieux), il ne devient pas pour autant un État perfectionniste au sens de Platon ou d'Aristote (c'est-à-dire qui promeut une version particulière du Bien pour tous) et il n'établit pas non plus une religion particulière comme religion d'État » (LP, p. 239). Cependant, il favorise indirectement les religions qui sont déjà sous l'influence de ces valeurs. Il n'est pas neutre en ce qui concerne les effets de politiques démocratiques et ne peut avoir les mêmes conséquences pour toutes les religions. Comme le souligne Rawls, le vrai problème est celui de minorités religieuses qui voient leurs doctrines menacées et peut-être vouées à disparaître par des principes démocratiques, comme celui de la liberté religieuse, de l'égalité hommes-femmes ou de la liberté du choix du conjoint. La promesse de neutralité ne peut entièrement justifier l'institution de l'État laïc.

Le pluralisme libéral et la critique de la raison

Pour défendre son point de vue sur la laïcité et sa critique de la neutralité, Rawls va se réclamer, en réalité, d'un autre libéralisme, d'un courant très important historiquement depuis Locke et Montesquieu et qui a refait surface dans le libéralisme contemporain, pour qui la justification du sécularisme et de l'État laïc doit se faire de manière pluraliste, en respectant la diversité des arguments et en établissant le dialogue qui définissent la culture publique d'une démocratie [13][13] Reza Aslan, No god but God, Londres, Random House,.... C'est le respect du pluralisme, le refus d'imposer une doctrine commune, qui est la source de la légitimité de l'État démocratique vis-à-vis de ses citoyens et de leurs croyances religieuses ou autres, pas une neutralité axiologique peu plausible. Au lieu d'exclure les religions du débat public au nom de la neutralité, l'égalité réelle des citoyens serait mieux respectée malgré leurs différentes appartenances religieuses, si se développait une éthique de la discussion appliquée à « la conversation intelligente entre religieux et laïcs [14][14] Charles Taylor, « Modes of Secularism », in Rajeev... » et à la diversité de leurs opinions. Qu'une telle conversation conduise progressivement à la sécularisation de la société est une possibilité, mais cela ne veut pas dire que la laïcité soit la seule condition de la résolution des conflits ni que ceux-ci ne soient pas exacerbés dans une société de moins en moins religieuse. De même que reconnaître de la pluralité des valeurs ne conduit pas au relativisme, de même définir l'identité nationale comme multiculturelle et multiethnique ne la détruit pas, mais l'arrache aux prétentions liberticides de l'homogénéité raciale, ethnique, culturelle et religieuse.

Le pluralisme démocratique prend donc au sérieux la diversité irréductible des croyances religieuses et rejette aussi bien la voie chrétienne du « terrain commun » que celle, anti-religieuse, de la laïcité militante [15][15] Voir Jean Baubérot, La laïcité : quel héritage ? De.... Pragmatique, il accepte la possibilité d'une expression publique de la liberté religieuse, d'une reconnaissance de l'apport des religions au modèle normatif commun si cela permet une meilleure intégration et une plus grande égalité de traitement des citoyens, religieux ou pas. Plus lucide surtout, il reconnaît l'impossibilité de la neutralité et de la réconciliation ultime entre les valeurs, les visions du monde défendues par les diverses religions. Le pluralisme devient alors un idéal démocratique à part entière et non plus une menace d'implosion.

Ce pluralisme n'est pas perçu comme un désastre, dit Rawls, mais plutôt comme le résultat naturel de l'activité de la raison humaine quand elle se déroule dans un contexte durable d'institutions libres. » (LP, p. 13).

Le rôle de la raison publique : la solution de Rawls

Nous pouvons à présent indiquer les grands traits de la conception que Rawls se fait des rapports entre démocratie libérale et religions.

Raison publique et religions

Une première conséquence très importante du libéralisme pluraliste de Rawls est que sa critique de la raison monologique le conduit à transformer la relation de la raison à la religion. Elle conduit à reconnaître tout d'abord que l'humanité s'incarne dans une diversité irréductible de cultures, de styles de vie et de valeurs et que la raison humaine doit être conçue en conséquence comme raison « communicationnelle » et « dialogique », selon la formule de Habermas, et non plus comme raison universelle et « monologique ». Si consensus politique il y a, il ne peut être que polyphonique et multiculturel, certainement pas monologique. Vues du point de la raison publique, les religions sont des doctrines « raisonnables » si elles sont capables de présenter des arguments recevables dans le domaine politique et si elles renoncent à faire appel à la « vérité ». Reliée à la critique de la raison monologique et à la reconnaissance du pluralisme des valeurs, l'appartenance religieuse a du sens et ne fait plus peur de la même façon. Ce n'est plus l'impensable, même si elle reste difficile à comprendre. Le point remarquable est l'affirmation par Rawls que les religions dans leur ensemble doivent être considérées comme des doctrines « raisonnables », comme pouvant comprendre l'idéal de la raison publique. L'idéal de la raison publique nous vient de Kant, rappelle Rawls (LP, p. 260, note 1). « L'usage public de notre raison, écrit Kant, doit toujours être libre » afin que nous puissions progressivement créer une communauté intellectuelle de « savants », de libres citoyens du royaume des fins, en exerçant « la liberté de la plume ». Cet idéal n'est pas seulement bon pour notre société, pour nous-mêmes, mais il l'est également pour faire progresser la raison humaine. « C'est même sur cette liberté que repose l'existence de la raison ; celle-ci n'a pas d'autorité dictatoriale, mais sa décision n'est toujours que l'accord de libres citoyens dont chacun doit pouvoir exprimer sans obstacle ses réserves et même son veto [16][16] Emmanuel Kant, Critique de la Raison pure, [A738/B766],.... » « À cette liberté appartient donc aussi celle d'exposer publiquement au jugement les réflexions et les doutes que l'on ne peut résoudre soi-même sans être décrié pour cela comme un citoyen turbulent et dangereux [17][17] Ibid., [A752/B780], p. 1326.. »

Les religions qui font partie de la raison publique sont donc « raisonnables » parce qu'elles sont « raisonnantes » : elles sont capables d'apporter des arguments dans la discussion publique et de participer positivement aux débats les plus importants pour le bien public. Il s'agit d'un changement décisif d'attitude dans le traitement des religions dans l'espace public par rapport au sécularisme et c'est pourquoi ce dernier est incapable de fournir les bases du consensus politique. Rawls part d'une distinction entre le raisonnable et le vrai que l'on retrouve différemment chez Habermas. Les religions sont constituées de croyances, de dogmes, de prescriptions, de rites, qui tous prétendent à la vérité. Mais elles sont également l' uvre de la raison argumentative, pas au sens évidemment d'une faculté universelle de saisir le vrai, mais simplement de l'effort pour produire des raisons valides dans le débat public, des arguments acceptables pour défendre des positions pourtant incompatibles et incommensurables les unes avec les autres. Grâce à cette conception minimaliste et discursive de la raison humaine comme réciprocité (PRR, p. 132), Rawls réintègre les religions dans le dialogue public. Il se limite certes à celles qui acceptent de fournir leurs raisons dans des termes compréhensibles par les autres sur la base de ce qu'il appelle leur devoir de civilité (PRR, p. 135), qui demande d'utiliser des raisons autres que des raisons religieuses par respect pour les autres. Par exemple, dans la lutte contre le droit à l'avortement, il est exclu de faire appel à des arguments tirés des commandements religieux. Ceci exclut les fanatismes et les extrémismes mais inclut les communautés traditionalistes (Rawls cite souvent les Quakers et leur pacifisme). Les raisons publiques sont donc le résultat de l'effort de communication et de justification qui demeure possible entre les religions, quand elles sont raisonnables. Raisonnable pour Rawls veut simplement dire être prêt à utiliser des raisons publiques, à respecter le devoir de civilité, et à reconnaître le pluralisme religieux.

Son argumentation repose sur une seconde distinction. Il faut certes distinguer entre le vrai et le raisonnable puisque la « vérité » de ses croyances religieuses n'est pas remise en question pour le croyant dans le débat public, seul leur caractère raisonnable est important pour la constitution d'un consensus politique. Mais il faut également comprendre que les valeurs, religieuses ou morales ne se confondent pas avec les raisons et les arguments qui les soutiennent. Là encore, Rawls rappelle que le débat ne porte pas sur les valeurs, car ce serait un débat infini qui ne peut que dépasser le politique, mais sur les arguments en jeu. En effet, ce qui est universellement communicable et peut fonder un consensus politique, ce ne sont pas les valeurs religieuses elles-mêmes, la conception de la justice, de l'ordre, qu'elles soutiennent, mais le type de raisons, d'arguments qu'elles utilisent.

Le domaine où cette raison publique intervient est essentiellement pour Rawls celui de l'adhésion à la conception publique de la justice qui fonde le consensus politique. Pour arbitrer les questions morales les plus difficiles, comme les manipulations génétiques, le droit à l'avortement, au suicide assisté, aux mariages gays, etc., ainsi que les interprétations de la Constitution que ces questions impliquent et qui ne sont plus du ressort du Parlement, elle demande que seules des raisons publiques soient utilisées par les divers groupes et représentants des citoyens. Ces questions ne peuvent être réglées, pour le libéralisme politique, par l'appel à une doctrine morale ou religieuse particulière, mais seulement à la conception commune de l'État de droit et de la justice incarnée par la Constitution. Tout le problème est de l'interpréter correctement et c'est là qu'intervient la raison publique. Les arguments inspirés par les croyances religieuses doivent se traduire dans des raisonnements que tous peuvent comprendre et reconnaître comme valides, même si tous ne sont pas d'accord avec leurs conclusions. Les religions sont donc pour Rawls, des doctrines raisonnables si elles acceptent de fournir des raisons qui dépassent leurs doctrines particulières et manifestent ainsi leur conscience d'appartenir à une communauté politique plus large.

L'essentiel de la tolérance active du libéralisme politique au sens de Rawls se trouve là, dans cette protection de la diversité des familles de pensée et cette reconnaissance de leur capacité à discuter, à délibérer et à échanger des arguments. C'est à travers ce forum que les citoyens, religieux ou pas, exercent leur propre raison, qu'ils reconnaissent les raisons des autres, même s'ils ne les partagent pas, qu'ils font ainsi l'apprentissage de la citoyenneté et qu'ils perdent peu à peu ce sentiment d'impuissance et de paralysie caractéristique des sociétés individualistes. Le consensus politique doit être conçu comme le résultat des débats d'une assemblée délibérative permanente, comme un processus d'intégration constant, certainement pas comme un résultat définitif (PRR, p. 138). C'est de cette façon que Rawls respecte l'esprit du pluralisme libéral qui ne conçoit la vérité que comme une  uvre collective et en remaniement constant. De même le consensus politique est une  uvre commune où tous, communautés et individus, s'engagent et se constituent ainsi comme citoyens d'une mêmepoliteia.

Rawls défend une conception relativement « étroite » de la raison publique, c'est-à-dire que la gamme des raisons valides pour le débat public est assez limitée et que les arguments religieux sont exclus des grands débats politiques, avec le risque qui a été noté par les critiques de Rawls que les citoyens religieux se sentent dépossédés de leur identité religieuse au moment d'aborder les questions les plus cruciales pour eux, éducation, famille, procréation, bioéthique, etc. C'est pourquoi il a ajouté dans la nouvelle version de la raison publique de 1999 le proviso suivant (PRR, p. 144). Les religions peuvent utiliser dans le débat politique, par exemple sur le droit à l'avortement ou le rejet des mariages homosexuels, des arguments tirés de leurs doctrines religieuses si, à terme, elles s'engagent à présenter des arguments proprement politiques et compréhensibles par tous même si tous ne les acceptent pas, des raisons publiques donc. Le bénéfice de cette introduction limitée de raisons religieuses ou philosophiques est de faire prendre conscience aux autres citoyens de ce que pensent les citoyens religieux et ainsi de créer les conditions d'un vrai dialogue pluraliste libéral. C'est le pluralisme, pas la privatisation des religions qui, pour Rawls, est le signe d'une véritable démocratie, d'un véritable respect de l'égalité des citoyens. Étant donné que la vérité de leurs croyances n'est pas menacée, que c'est seulement le caractère raisonnable et publiquement communicable de leurs arguments qui est en jeu, les citoyens religieux devraient se sentir traités à égalité avec ceux qui sont incroyants et qui doivent également se tenir au devoir de civilité.

Une conscience laïque ne suffit pas pour la coopération et l'amitié civique. Il faut aussi apprendre à considérer les conflits religieux comme des « désaccords raisonnables ». Cela suppose une évaluation critique des limites de la raison elle-même, donc un rejet du scientisme et du naturalisme comme du rationalisme dogmatique qui sont des doctrines compréhensives au même titre que les religions. Cela suppose aussi une reconnaissance du logos propre aux religions et de la place de la religion dans la modernité. Rawls ne fait pas confiance à la laïcité pour conduire les religions vers la modernité, mais bien plutôt à un pluralisme démocratique qui ouvre l'espace politique public plus largement aux religions tout en imposant le devoir de civilité qui transforme nécessairement les doctrines religieuses et les sort de la sphère privée. La stabilité est acquise quand l'usage public de la raison est devenu majoritaire dans l'espace public, non pas quand règne la neutralité. La laïcité pour Rawls est donc bien un des résultats du processus démocratique, pas sa condition.

Fondement « moral » du consensus politique

La seconde conséquence remarquable du pluralisme libéral de Rawls le conduit à revivifier l'idéal de citoyenneté et d'amitié civique. La citoyenneté est une responsabilité très lourde. Il ne faut pas oublier qu'elle n'est pas que passive, mais également active, même lorsqu'on choisit de ne pas participer. Elle a pour effet, nous rappelle Rawls, la participation commune au pouvoir de contraindre tous les autres membres du corps politique pris collectivement (PRR, p. 137). Le principe de réciprocité exige que chacun pense à la manière dont l'autre acceptera ou non la législation en question et qu'il donne la priorité à des termes équitables de coopération. Il faut donc qu'au lieu de poursuivre l'hégémonie de leurs croyances et de leurs principes dans la sphère publique, en particulier dans la législation, les citoyens religieux se considèrent comme partie d'un tout plus large que leur communauté religieuse et envisagent les conséquences de leurs choix pour ceux qui ne partagent pas leurs convictions. C'est la seule façon pour parvenir à un consensus politique qui ne soit ni le résultat de l'action illibérale de l'État ni un simple modus vivendi entre religions et entre citoyens religieux et non religieux, un consensus « pour de bonnes raisons » dit Rawls (PRR, p. 150).

Mais, pour arriver à une telle prise de conscience, il faut gagner « les coeurs et les esprits » et ne pas se contenter de la résignation des minorités religieuses au rapport de forces en présence. Rawls s'avance ici sur un terrain dangereux et paraît s'éloigner du libéralisme. Il semble rejeter les conceptions contemporaines de la démocratie comme compétition entre groupes d'intérêts pour poser que les démocraties ont besoin pour durer, dans le contexte actuel, d'un consensus politique qu'on pourrait presque qualifier de « républicain » : le consensus ne peut être stable que si les citoyens reconnaissent la valeur des principes politiques auxquels il leur faut se soumettre. Seul, semble dire Rawls, un consensus « moral » sur des valeurs politiques peut gagner l'adhésion des citoyens religieux. Mais cela n'est-il pas en totale contradiction avec le principe de la laïcité et de la neutralité de l'État ? Le problème insoluble auquel se heurte Rawls alors est qu'un consensus de ce type est exclu par le libéralisme car il ne peut résulter que de l'intervention du pouvoir coercitif de l'État illibéral. Dans Libéralisme politique n'a-t-il pas écrit que « Si nous nous représentons la société politique comme une communauté unie dans l'adhésion à une seule et même doctrine, alors l'utilisation tyrannique du pouvoir de l'État est nécessaire... Appelons cela “le fait de l'oppression ? » (LP, p. 64).

Comment résoudre ce dilemme ? En concevant la justification elle-même de la démocratie de manière démocratique, respectueuse de la liberté et de l'égalité des citoyens concernés, religieux ou pas, de leur rationalité comme de leur personnalité morale. L'intégration ne peut être imposée mais justifiée. C'est la méthode de justification qui va déployer ses vertus intégratives et jouer le rôle de premier plan dans la construction d'une citoyenneté démocratique et pluraliste.

Le consensus politique démocratique est en général envisagé comme un accord sur des valeurs morales communes de type judéo-chrétien qui seraient à l'origine des valeurs propres à la démocratie. Ce fut le cas, par exemple, dans le débat sur le Préambule au projet de Constitution européenne et l'inclusion de la référence aux valeurs chrétiennes des peuples européens. Un tel consensus politique est d'autant plus solide que les peuples concernés ont une histoire commune et partagent un héritage religieux commun. Mais il a le double inconvénient de creuser les différences et de laisser le champ libre à une seule doctrine pour réguler la sphère publique. Pour Rawls, cela reviendrait à laisser le pouvoir oppresseur de l'État s'exercer sur les minorités en contradiction avec le libéralisme politique. Si un consensus sur des valeurs communes se met en place, c'est comme résultat possible d'un processus psychologique et politique, et non pas comme un pre-requisit. De plus, un tel consensus n'a pas de contenu moral par lui-même, l'accord n'ajoute rien aux valeurs déjà communes. En ce sens, il n'a pas de puissance intégrative et il n'a pas d'impact sur les minorités religieuses puisqu'il ne reconnaît ni leur rôle ni leur égale dignité.

Inversement, le consensus politique visé par l'État laïc peut être un simple modus vivendi sans autre contenu moral que la nécessité d'accommoder les différences et de survivre ensemble. C'est un simple compromis politique entre les forces en présence qui a, bien sûr, beaucoup d'avantages. Il ne devrait pas nous surprendre que ce soit la solution préférée des groupes religieux extrémistes qui ainsi n'ont pas à s'engager moralement vis-à-vis de l'État laïc et à faire allégeance à ses principes. En effet, pour les communautés intégristes, un simple compromis est plus satisfaisant qu'un accord ou un consensus qui demanderaient de reconnaître les valeurs de l'autre ou du moins de trouver un terrain commun, ce qui serait un abandon de la pureté de la foi. La conclusion paradoxale à laquelle nous arrivons avec Rawls, c'est que combattre les extrémismes et les fondamentalismes passe par l'imposition d'un dialogue sur les valeurs au-delà du pragmatisme et de la neutralité.

Tout le problème devient alors celui du sens de cette base morale de la justification publique. Quatre points sont importants pour clarifier le contenu d'un consensus démocratique qui ne soit ni autoritaire ni purement pragmatique.

Tout d'abord, si la justification n'est pas le résultat de l'application d'une doctrine morale spécifique et qu'elle ne questionne pas la vérité des croyances religieuses, comme le sécularisme qui cherche en réalité à remplacer ou à éradiquer la religion de l'espace public, elle n'est pas contradictoire avec la neutralité de l'État laïc. Aucune doctrine spécifique ne peut fournir cette base d'entente sans contredire le principe de liberté égale pour tous. Il est clair qu'une telle position heurte de front les conceptions habituelles de la laïcité. C'est pourtant la conséquence logique des analyses du pluralisme démocratique que nous avons présentées.

Ensuite, pour Rawls, le consensus politique doit être « moral » au sens précis où il est obtenu par un processus qui reflète ce qu'il appelle les facultés morales des citoyens  : la capacité à avoir une conception du bien et un sens de la justice. Il n'est pas moral au sens où il serait fondé sur une doctrine spécifique, sur des valeurs partagées comme pour les communautariens, mais où il est l' uvre de citoyens qui se traitent eux-mêmes comme des personnes morales, ce qui est extrêmement important pour obtenir l'allégeance de populations profondément croyantes. Un des aspects les plus choquants du sécularisme et de la laïcité pour des croyants, l'équivalence entre neutralité ou laïcité et disparition des préoccupations morales, est ainsi surmonté. La justification publique traite les citoyens quelle que soit leur appartenance religieuse comme des personnes morales et leur reconnaît ainsi pratiquement une égale dignité en tant qu'interlocuteurs au lieu d'imposer une doctrine commune sans dialogue et reconnaissance ou inclusion. « Étant conçue comme une réconciliation par la raison, la justification procède de ce que tous les partenaires dans la discussion ont en commun » (TJ, p. 621). Or ce qu'ils ont en commun, ce sont des arguments et des raisons, et non des valeurs, étant donné le pluralisme religieux.

En conséquence, la seule justification possible de la neutralité de l'État, pour Rawls, doit être procédurale et non pas substantielle. Elle se déroule à travers une discussion difficile et souvent douloureuse, mais constitutive de ce qu'est une démocratie pluraliste et « délibérative » (PRR, p. 138). C'est la seule solution qui tienne compte du pluralisme des valeurs sans tomber dans le relativisme, d'une manière que les religions puissent comprendre et qui respecte l'égalité des citoyens, religieux ou pas. Si les convictions qui sous-tendent les revendications religieuses minoritaires ne sont pas universellement valides, il faut à tout le moins qu'elles soient communicables ou formulables en des termes tels que l'on puisse les justifier, les reconnaître comme valides même sans les partager. « La justification vient de ce que de multiples points de vue s'y trouvent mutuellement renforcés [18][18] Voir également la section 87 : « la justification repose.... » (TJ, p. 48).

Le but poursuivi est, dit-il, un consensus par recoupement (overlapping consensus) (LP, IV). C'est parce que les arguments se recoupent que les valeurs politiques de tolérance, de respect des minorités, de liberté religieuse, d'égalité des droits religieux, peuvent être justifiées même vis-à-vis de citoyens dont le seul mode de raisonnement est religieux. Engagés dans le débat public, ils peuvent comprendre et accepter la priorité des décisions politiques sur leurs propres valeurs religieuses, comme dans l'exemple du droit à l'avortement, sur la base d'un recoupement entre les valeurs politiques avancées et leurs valeurs personnelles, ce qui est complètement différent d'un accord sur des valeurs communes. L'important, c'est qu'il existe un recoupement même partiel. L'exemple en est, pour Rawls, le consensus sur la Constitution qui peut se créer à partir de points de départ idéologiques variés. (TJ, p. 513 et LP, p. 198-205) La condition de l'intégration des minorités religieuses, c'est qu'elles puissent traduire les termes du consensus politique dans leur propre culture, que le contenu en soit clairement normatif et non pas vide de substance. Il n'existe pas de valeurs universelles, il n'existe que des valeurs traduisibles au moins partiellement d'une culture à une autre. Tel est l'élément le plus problématique, mais aussi le plus novateur de cette conception libérale du consensus politique entre différentes religions et communautés et l'État laïc. La séparation de l'Église et de l'État est exemplifiée dans la séparation entre valeurs politiques et valeurs religieuses à l'intérieur même de la conscience individuelle.

Le résultat est un consensus qui est davantage qu'un simple modus vivendi, mais moins qu'un accord sur les valeurs partagées, et qui échappe ainsi aux accusations aussi bien de relativisme que de dogmatisme.

Quelles sont les doctrines qui peuvent ainsi se rejoindre indirectement pourrait-on dire ? Rawls cite comme exemples de doctrines qui peuvent en faire partie les libéralismes de Kant et Mill, l'éthique de la communication de Habermas, l'utilitarisme, le républicanisme, mais pas l'humanisme civique, le christianisme (sauf les sectes fondamentalistes), et l'Islam. En définitive, toutes les religions qui acceptent de raisonner ensemble pourraient en faire partie. Mais un tel consensus est suspendu à des conditions très exigeantes. Il suppose une éducation civique qui développe le sens de la justice et la capacité à mettre en « équilibre réfléchi » (TJ, p. 71-75) différents principes et convictions, des raisons publiques et non publiques, et qui insiste sur la connaissance des droits individuels et de leurs arguments. Il suppose surtout des capacités cognitives dont on ne peut être certain qu'elles soient développées comme il le faudrait dans toutes les couches de la société. Il demande enfin un développement de l'esprit d'analyse et de critique qui peut entrer en conflit avec certaines traditions religieuses [19][19] C'est certainement le cas de l'Islam dont on sait combien.... Enfin, il peut conduire à l'extinction de certaines doctrines, raisonnables certes, au sens où elles sont fondées sur des raisons publiques, mais qui ne peuvent pas se développer dans le cadre d'un tel consensus, comme par exemple le créationnisme.

Conclusion

Telles sont les grandes lignes d'un accommodement possible du pluralisme culturel et religieux dans un consensus politique démocratique lui-même pluraliste. Il exige, si nous suivons Rawls, de traiter les religions comme des doctrines « raisonnables », de traiter le sécularisme comme une doctrine philosophique parmi d'autres et non pas comme le fondement idéologique de l'État laïc, de déplacer le débat de l'institution vers sa justification, de poser le caractère intégrateur de la délibération et de la justification publiques et d'inclure des raisons religieuses dans le débat public, d'exiger des citoyens qu'ils connaissent les doctrines religieuses les uns des autres et les raisonnements différents qui mènent de ces doctrines aux principes politiques, et de soutenir enfin que le consensus politique démocratique est en définitive « moral », mais en un sens très précis, procédural et non pas substantiel. Le principe de base de cette démonstration est que l'État n'est pas neutre, mais activement engagé dans un processus de justification publique grâce auquel les valeurs politiques peuvent l'emporter sur les valeurs communautaires et les limites de l'État de droit apparaissent ainsi clairement justifiées face aux demandes des communautés religieuses. Un tel consensus n'est ni un accord sur des valeurs communes dont les minorités culturelles ou religieuses seraient exclues ni un simple modus vivendi dépourvu de toute dynamique intégrative.

Mais les objections demeurent nombreuses.

La plus puissante est certainement la fragilité d'un tel consensus qui suppose la participation intense des citoyens de tous bords au débat public, avec le risque que ce débat se transforme en choc des intérêts particuliers des diverses communautés, comme c'est déjà le cas dans la démocratie majoritaire contemporaine des single-issue groups, des lobbies qui ignorent le bien commun et ne cherchent que la satisfaction de leurs revendications sectorielles. Ce sont les préférences les plus intenses, exprimées avec le plus de force, qui l'emportent alors, empêchant aussi bien la priorité du bien commun d'être reconnue, c'est-à-dire la priorité des valeurs politiques sur les convictions ou intérêts sectoriels, que le pluralisme des valeurs d'être respecté. La peur des divisions et des conflits que le pluralisme met à jour est en particulier un obstacle majeur à son expression publique. N'oublions pas l'avertissement de Maurice Barrès et sa puissance émotionnelle qui nourrit le retour de tous les nationalismes et xénophobies : « Notre mal profond écrivait-il, c'est d'être divisés, troublés par mille volontés particulières, par mille imaginations individuelles [20][20] Cité par Gérard Noiriel, À quoi sert l'identité nationale,.... » Une conception différenciée de l'égalité et de la citoyenneté divise encore davantage la société si par exemple, certains peuvent faire appel à une justice religieuse et pas seulement civile, ou si les écoles confessionnelles sont autorisées à maintenir des quotas. Elle risque de créer des ghettos et des communautés ayant leur propre loi, échappant à l'autorité de l'État.

À cela s'ajoute la nécessité de capacités cognitives développées pour pouvoir articuler des principes religieux à des arguments politiques dans l'espace public. La raison publique est donc, tout d'abord, celle des hommes politiques ou des juges constitutionnels, certainement pas celle des citoyens ordinaires. Rawls a beau distinguer entre l'idée de raison publique et l'idéal de la raison publique, quand les citoyens deviendront des « quasi-législateurs » au sens de l'autonomie chez Kant (PRR, p. 135, note 16), la distance reste insurmontable.

À toutes ces objections, il existe une réponse du libéralisme, mais qui exige de revenir à ses sources, implicites dans l'argumentation de Rawls. En effet, l'agent de ce consensus politique pluraliste en dernier ressort n'est plus seulement l'État laïc souverain, autorité administrative et exécutive, censée traduire dans les faits la volonté souveraine de la nation et de ses représentants. C'est le « règne de la loi », the rule of law que l'on traduit par « l'État de droit », qui exige que l'État lui-même se soumette à ses principes. Aussi bien les agents de l'État que les minorités religieuses elles-mêmes doivent respecter le cadre de la loi, c'est-à-dire pas seulement de la législation, mais des principes constitutionnels qui en garantissent la légitimité. Entre les groupes sociaux et religieux en conflit, il existe une instance médiatrice sans laquelle les analyses de Rawls n'ont pas de sens : le cadre constitutionnel qui a une autorité supérieure à celle du législateur et des majorités politiques qui l'ont porté au pouvoir. C'est l'existence de ce cadre de l'État de droit qui permet d'échapper aux apories des démocraties parlementaires et de poser la priorité des valeurs politiques sur les valeurs religieuses ou autres de n'importe quel groupe, majoritaire ou minoritaire. Les valeurs dont se réclame le législateur échappent à l'arbitraire puisqu'elles sont conformes aux droits constitutionnels fondamentaux et évitent ainsi toute hésitation quant à l'application du pluralisme religieux et à ses limites. De plus, elles sont publiquement proclamées et connues de tous. Ainsi le devoir de respecter l'intégrité physique des personnes rend illégales les mutilations sexuelles basées sur des traditions religieuses. Ainsi l'égalité des droits des personnes rend illégaux les mariages forcés, les divorces par répudiation, la polygamie, etc. Ainsi la liberté de conscience garantit le droit de l'individu à quitter sa communauté d'origine. Si droits culturels et collectifs il y a dans une période transitoire comme le droit pour certaines communautés de conserver leur langue ou d'avoir recours à la justice ecclésiastique de leur culture, c'est dans le cadre absolument strict de l'État de droit. Les critiques à l'égard du pluralisme religieux au nom de l'identité nationale montrent à quel point la confiance dans les institutions, dans l'État de droit, dans la Constitution est érodée dans les démocraties majoritaires où nulle médiation ne vient modérer le choc des préférences individuelles et collectives. Le « plébiscite quotidien » qui, en 1882, définissait pour Renan la nation doit être un plébiscite des principes constitutionnels, non un plébiscite des valeurs historiques d'une communauté particulière et transitoire [21][21] Pour une déconstruction de la formule de Renan, voir.... Plutôt que le pluralisme, ce sont les déficiences de l'État de droit qu'il faut donc incriminer dans la fragilité du consensus politique face aux communautés religieuses.


Notes

[1] John Rawls, « The Idea of Public Reason Revisited » (PRR), University of Chicago Law Review, vol. 64, été 1997, également dans Collected Papers, Harvard University Press, 1999, p. 573-615 et dans The Law of Peoples with « The Idea of Public Reason Revisited », Cambridge, Harvard University Press, 1999, p. 131-180 (Paix et démocratie. Le droit des peoples et la raison publique, trad. de l'angl. par Bertrand Guillarme, Paris, La Découverte, 2006). La première formulation des idées de Rawls sur la raison publique se trouve dans Libéralisme politique, Leçon VI, (LP), trad. de l'angl. par Catherine Audard, Paris, PUF, 1997 (Political Liberalism, New York, Columbia University Press, 1993 et 1996, pour la version en édition de poche qui comporte une nouvelle introduction) ainsi que la « Réponse à Habermas », traduite dans John Rawls et Jürgen Habermas, Débat sur la justice politique, trad. de l'angl. par Catherine Audard, Paris, Le Cerf, 1997.

[2] J. Rawls, The Law of Peoples, op. cit., p. 149.

[3] J. Rawls, Théorie de la justice, trad. de l'angl. par Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987 (A Theory of Justice, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 1971 et, pour la version révisée, A Theory of Justice. Revised edition, Oxford/New York, Oxford University Press, 1999). Toutes les citations sont tirées de la traduction française de l'édition révisée.

[4] « À mon arrivée aux États-Unis, ce fut l'aspect religieux du pays qui frappa d'abord mes regards... J'avais vu parmi nous l'esprit de religion et l'esprit de liberté marcher presque toujours en sens contraire. Ici, je les retrouvais intimement unis l'un à l'autre : ils régnaient ensemble sur le même sol... Tous attribuaient principalement à la complète séparation de l'Église et de l'État l'empire paisible que la religion exerce en leur pays. Je ne crains pas d'affirmer que, pendant mon séjour en Amérique, je n'ai pas rencontré un seul homme, prêtre ou laïque, qui ne soit tombé d'accord sur ce point. » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion, Livre I, II, chap. 9,1981, p. 401-402), cité par J. Rawls, The Law of Peoples, op.cit., p. 167, note 76.

[5] Le débat sur la citoyenneté a fait rage au Royaume-Uni depuis les attentats de 2005 à Londres qui avaient été l' uvre de jeunes Musulmans britanniques, en apparence bien intégrés. Depuis, le gouvernement travailliste a introduit des cérémonies de citoyenneté avec un fort contenu normatif pour les nouveaux arrivants et a déployé des efforts pour transformer les ghettos religieux surtout dans le nord du pays.

[6] « Dans Théorie de la justice, une doctrine morale de la justice ayant une portée générale n'est pas distinguée d'une conception strictement politique de la justice. Il n'y a pas trace de la distinction entre des doctrines compréhensives morales, religieuses et philosophiques, d'une part, et des conceptions limitées au domaine politique, d'autre part. Ici, au contraire, ces distinctions ainsi que les idées qui s'y rattachent sont fondamentales. » (LP, p. 3).

[7] « La raison publique est caractéristique d'un peuple démocratique. C'est la raison de ses citoyens, de ceux qui partagent le statut de la citoyenneté égale. L'objet de leur raison est le bien du public, c'est-à-dire ce que la conception politique de la justice exige de la structure de base des institutions de la société, des objectifs et des fins qu'elles doivent servir. La raison publique est alors publique en trois sens : a) c'est la raison des citoyens en tant que tels, la raison du public ; b) son objet est le bien du public et les questions de justice fondamentale ; c) sa nature et son contenu sont publics ; ils sont fournis par les idéaux et les principes exprimés par la conception de la justice politique de la société, et ils sont visibles sur cette base. » (LP, p. 213).

[8] Il faudrait rapprocher des positions défendues par Rawls celle de Habermas dans « Religion in the Public Sphere », European Journal of Philosophy, vol. 14, no 1, avril 2006, p. 1-25.

[9] Voir PRR, p. 151, note 46, où Rawls analyse les travaux de Abdullahi Ahmed An-Na'ïm,Toward an Islamic Reformation, Syracuse, Syracuse University Press, 1990. Sur Rawls et l'Islam, voir également The Law of Peoples, op. cit., p. 75-78.

[10] Jacques Zylberberg, « Laïcité, connais pas : Allemagne, Canada, États-Unis, Royaume-Uni », Pouvoirs, vol. 75, 1995, p. 37-52. Voir aussi Jean Baubérot, La laïcité, quel héritage ?, Genève, Labor et Fides, 1990, et Cécile Laborde, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2008.

[11] PRR, p. 143.

[12] Sur les confusions dans l'usage du terme de « justice procédurale », voir les éclaircissements de Rawls dans Débat avec Habermas sur la justice politique, Paris, Le Cerf, 1997, p. 121-127.

[13] Reza Aslan, No god but God, Londres, Random House, 2005, p. 262.

[14] Charles Taylor, « Modes of Secularism », in Rajeev Bhargava (dir.), Secularism and its Critics, Oxford, Oxford Universtiy Press, 1998.Voir aussi Jürgen Habermas, « Religion in the Public Sphere », art. cité.

[15] Voir Jean Baubérot, La laïcité : quel héritage ? De 1789 à nos jours, Genève, Labor Fides, 1990.

[16] Emmanuel Kant, Critique de la Raison pure, [A738/B766], Paris, Gallimard, « Pléiade », 1980, t. I, p. 1317.

[17] Ibid., [A752/B780], p. 1326.

[18] Voir également la section 87 : « la justification repose sur la conception dans son ensemble et sur son accord avec nos jugements bien pesés », p. 620.

[19] C'est certainement le cas de l'Islam dont on sait combien il entretient des rapports conflictuels avec la théologie rationnelle.

[20] Cité par Gérard Noiriel, À quoi sert l'identité nationale, Marseille, Agone, 2007, p. 36.

[21] Pour une déconstruction de la formule de Renan, voir ibid., p. 19-20.

Résumé
La distinction établie par Rawls entre doctrines « compréhensives » et conceptions politiques induit que, dans un état laïc, les valeurs religieuses ne peuvent jouer un rôle direct dans l'espace politique sans menacer l'égalité des différentes conceptions de la vie bonne auxquelles adhèrent les citoyens. Mais qu'en est-il des doctrines philosophiques ou morales comme celle de la laïcité ? La conséquence logique de la distinction établie par Rawls est que tous les citoyens, laïcs ou religieux, sont obligés en raison de leur devoir de civilité, de recourir à des raisons publiques dans le débat politique, un point problématique pour définir une conception libérale de la laïcité. Rawls répond de manière paradoxale, dans « La raison publique revisitée », à cette difficulté consiste à dire qu'on ne peut pas défendre l'Etat laïc sur la base de la doctrine de la laïcité. C'est cette alternative libérale à la laïcité, respectueuse de la pluralité et de l'égale dignité des doctrines compréhensives raisonnables, que cet article se propose de présenter.

Plan de l'article

  1. Un conflit insoluble ?

    1. L'Islam au centre du débat

    2. Les nécessaires remises en question du libéralisme

  2. La critique de la laïcité et de la neutralité de l'État

    1. Laïcité et raison publique

    2. La neutralité axiologique de l'État laïc

    3. Le pluralisme libéral et la critique de la raison

  3. Le rôle de la raison publique : la solution de Rawls

    1. Raison publique et religions

    2. Fondement « moral » du consensus politique

  4. Conclusion

Pour citer cet article

Audard Catherine, « John Rawls et les alternatives libérales à la laïcité », Raisons politiques 2/2009 (n° 34) , p. 101-125

URL : www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2009-2-page-101.htm.

DOI : 10.3917/rai.034.0101.

14:29 Publié dans Géopolitique, Gouvernance, Régulation | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer | |

mercredi, 21 mai 2014

Traité transatlantique

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HENRI WEBER DÉPUTÉ EUROPÉEN, DIRECTEUR DES ÉTUDES EUROPÉENNES AUPRÈS DU PREMIER SECRÉTAIRE DU PARTI SOCIALISTE, déclare dans Libé du 19 MAI 2014

Dans ces négociations, les Européens poursuivent trois objectifs :

  • réduire le déséquilibre commercial existant entre l’Union européenne et les Etats-Unis, concernant l’accès aux marchés publics.
    Ceux des Européens sont ouverts à 85% aux soumissionnaires étrangers. Ceux des Américains ne le sont qu’à 35%.
    Le juste échange, c’est la réciprocité et l’équilibre entre puissances de même niveau.
    Il faut donc rééquilibrer.
  • Second objectif : réduire progressivement les droits de douane, à l’exception des secteurs sensibles pour nos économies et atténuer les barrières non-tarifaires injustifiées (standards, certifications…) qui pénalisent l’entrée de nos biens et de nos services sur le marché américain.
    Faire aussi reconnaître par les Américains nos indications géographiques (AOP, AOC) qui font la richesse de nos terroirs et les protéger.
  • Le troisième objectif est géopolitique : il s’agit de préserver le pouvoir normatif qu’exercent pour l’essentiel les Européens et les Américains et que revendiquent de plus en plus efficacement les grands émergents, et, en premier lieu, la Chine.
    Qui définira les normes de la future voiture électrique, des produits agroalimentaires, de la galaxie Internet, des Télécommunications? Il vaut mieux que ce soient des Etats de droit et des démocraties, plutôt que des pouvoirs autoritaires ou despotiques, insensibles aux revendications des consommateurs, des salariés, des citoyens.
    Ce pouvoir normatif est de toute façon destiné à être partagé, on le voit bien à l’OMC. Mais précisément pour cela, il est bon que les Européens et les Américains unissent leurs forces.

http://www.liberation.fr/economie/2014/05/19/traite-trans...

Pas du tout rassurant, tout ça : Henri Weber, et les socialistes pro UE, étalent plus leurs bons sentiments, que des preuves de réalisme et de bon  sens.

Ils feraient mieux de répondre aux analyses de fond d’ATTAC ou d’EELV & Bové au lieu de s’en prendre aux exemples donnés pour marquer l’opinion publique et la rendre moins passive !

Quand je lis ‘'”réduire le déséquilibre commercial en UE (accès ouvert à 85%) et USA (accès ouvert à 35%)… il faut donc rééquilibrer”, je songe aussitôt qu’on nous refait le coup de la courbe qu’on va inverser ! Rien sur nos forces, rien sur nos faiblesses. Pas plus sur celles des USA ! Tout ce qui est dit ou rien, pour nous mettre en confiance, c’est pareil !

Sur le second objectif, ça fait autant peur ! Qu’est-ce que c’est que réduire des droits de douanes déjà très faibles ? C’est avant tout ôter des contrôles et favoriser les magouilles ou trafics !

Quant au troisième objectif, il me rend pantois ! On va vers de tels niveaux de désordres que la question de préserver le pouvoir normatif de l’EU et les USA, risque d’être illusoire. Voir le Théma d’ARTE de ce 20 mai, sur les composants électroniques issus du retraitement de nos déchets ! http://info.arte.tv/fr/thema


Pourquoi le libre-échange fait-il si peur ?

http://www.latribune.fr/actualites/economie/international...

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mercredi, 14 mai 2014

Les paradis fiscaux prouvent-ils que la mondialisation est infernale ?

La transparence se développe mais ne mettra pas pour autant le Front de Gauche en faillite, l’évasion fiscale reste légale : Deux mille milliards de profits cumulés aux Bermudes non taxées, ni Etats-Unis tant qu’ils ne sont pas rapatriés, ni en Europe, ni ailleurs

France culture 14.05.2014 - 14:00

Etat des lieux des paradis fiscaux. Quel rôle jouent-ils dans la mondialisation ? Les politiques publiques peuvent-elles, et veulent-elles, lutter contre ces états ? Quand à la société civile, peut elle réellement peser sur l'élaboration des politiques publiques ?

http://www.franceculture.fr/emission-planete-terre-les-pa...

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http://www.contrepoints.org/2011/12/09/59635-quatre-parad...

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mercredi, 16 avril 2014

Production et analyse de données de masse contre enfermement dans des techniques de surveillance.

Nous exportons nos données, des données brutes, que nous réimportons sous forme de services. Et ce faisant, nous perdons le cœur de notre valeur ajoutée, le cœur de nos emplois, le cœur de nos services. On est dans une logique d’éviscération par le pillage des données.” Pierre Bellanger

Données personnelles : sortir des injonctions contradictoires

Source http://vecam.org/article1289.html - Valérie Peugeot -  Creative Commons

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En matière de données numériques, trois vagues médiatiques se sont succédé sous nos yeux en l’espace de moins de 3 ans.
  • La première nous a fait scintiller les merveilles associées aux big data, source inépuisable de nouveaux gisements de richesse de l’économie numérique - déluge de données, nouvel or noir, fin de la science… - l’escalade métaphorique semblait sans fin.
  • La seconde a été liée au coup de tonnerre déclenché par la suite des révélations d’Edward Snowden : en quelques heures, les cris d’alarme négligés des associations de défense des libertés devenaient réalité, en pire. Nul n’avait anticipé l’ampleur et la diversité des données collectées par la NSA. Si big data il y a, ce sont bien celles interceptées et analysé par les autorités américaines, dans une logique de « big surveillance ».
  • Aujourd’hui, troisième vague, nous voyons se multiplier les articles qui tentent de dégonfler l’enthousiasme exagéré suscité par le projet big data, entre démonstration de l’inexactitude des Google Flue Trends et analyse des biais méthodologique du big data (iciet ).

Mais ces critiques ne disent rien du problème précédent : comment dénouer le lien entre production, analyse de données de masse d’une part et logique de surveillance de l’autre. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : plus notre économie inventera des services qui auront besoin de s’appuyer sur de la donnée pour fonctionner – et nous en voyons fleurir tous les jours – plus nous mettrons en place les infrastructures passives qui rendent les logiques de surveillance techniquement possibles, quel que soit le tiers qui décide de s’en servir.

De fait, si les critiques du big data se gardent bien d’attaquer la question de la surveillance c’est que, comme beaucoup, ils se trouvent confrontés à un nœud apparemment gordien : vouloir empêcher le recueil de données, c’est bloquer l’innovation, et donc freiner l’économie numérique. Tous les lobbys qui se pressent à Bruxelles autour de la négociation du nouveau règlement en matière de données personnelles ne disent pas autre chose : ne nous empêchez pas d’innover ! Et en l’état, ils ont raison : tout renforcement de la protection des données personnelles peut apparaître comme un frein à la création de nouveaux services. À moins que nous ne changions radicalement notre manière d’aborder le problème.

* * *

Pour commencer, rappelons-nous que de plus en plus de ce qui constitue les big data est et sera de fait de données coproduites par des individus et des services, ce qui signifie que la problématique de la donnée personnelle sera de plus en plus prégnante. Au fur et à mesure que nos objets se mettront à communiquer – compteur, balance, montre, porte d’entrée, voiture etc – nous participeront à cette inflation de la masse de données. Toutes les données ne sont certes pas personnelles (ex : les données météos ne le sont pas), mais de plus en plus de données entreront dans ce régime, ce qui renforce le risque de surveillance.

Face à cela, il nous faut tout d’abord éviter plusieurs impasses.

La première consisterait à rester dans ce que l’on peut qualifier de « faible régime » actuel : de fait nous sommes dans une zone d’incertitude juridique, qui encourage les logiques de « prédation » de la donnée par les plates-formes pour les monétiser, avec des approches plus ou moins délicates (opt in / opt out). Cette situation accule à une vision « innovation contre vie privée », qui pousse le droit, dans une course sans fin, à galoper derrière l’innovation sans jamais être à temps pour protéger les utilisateurs. C’est une approche défensive peu efficace dans une période d’affaiblissement de la puissance publique face aux acteurs du marché. Nous ne pouvons que saluer les dernières prises de position du Parlement européen avec l’adoption en mars dernier du rapport Albrecht concernant le règlement général sur la protection des données, rapport qui rejette les propositions préjudiciables à la vie privée. Mais de fait le rythme du politique et du droit ne sont pas celui de la technologie, et même si le prochain règlement constitue une avancée, il peut en quelques années se révéler impuissants face à de nouveaux dispositifs techniques.

La seconde impasse consisterait à vouloir glisser vers un régime de propriété (intellectuelle et/ ou commerciale) des données par l’utilisateur. Fleurissent actuellement les prises de positions qui vont en ce sens (cf. par exemple la tribune conjointe de Babinet et Bellangerou les prises de position répétées de l’avocat Bensousan). Cette approche me semble à combattre car elle soulève plusieurs problèmes imbriqués :

  • un problème de conception politique d’une part : en renvoyant sur l’individu la responsabilité de gérer et protéger ses données, au lieu de trouver des réponses collectives à un problème de société, elle participe d’une vision qui renforce l’individualisme et nie les rapports de force entre les consommateurs et les entreprises
  • conséquence du point précédent, surgit un problème très concret : ceci déboucherait sur un renforcement des inégalités entre citoyens numériques, entre ceux en capacité de gérer leurs données, de les protéger, les monétiser, et ceux qui par manque de littératie, de temps, ou toute autre raison, laisserait faire par défaut le marché.
    Le scénario plausible qui se met en place est celui d’une société numérique dans laquelle les personnes en bas de l’échelle économique et/où culturelle commercialisent leurs données (pas forcément sous forme monétaire, mais en échange de services), pendant que ceux qui disposent de moyens économiques et/où culturels les enferment à double tour numérique. C’est déjà ce qui se met en place (ex : Doodle) ou se profile (ex : YouTube, Apple) avec des services premiums payants sans publicité.

Finalement ce choix entre deux moyens de paiement pour l’accès à un même service (monétisation directe versus attention) ne serait pas un problème en soi si la circulation des données de l’utilisateur ne soulevait pas chaque jour un peu plus des problèmes de vie privée.

Sans compter que ce régime n’offre pas de garantie de non traçage à l’image de ce qui se pratique avec le « do not track » (dont l’interprétation par les grands opérateurs publicitaire laisse dubitatif : la collecte de données reste active, certes sans utilisation directe par la publicité sur le navigateur concerné, ce qui n’empêche pas à leurs yeux la revente sur des places de marché de données).

  • Ce scénario de la propriété sur les données est poussé par des acteurs qui y voient une opportunité d’affaires plus qu’une sortie par le haut dans une économie numérique en recherche d’équilibre. On voit ainsi apparaître des entreprises qui promettent aux internautes une monétisation directe de leurs données en les louant à des tiers (ex : Yesprofile). Ces acteurs ont pour l’heure un positionnement ambigu : ils promettent simultanément une reprise de contrôle sur les données par l’utilisateur et une source de revenus. S’ils partagent avec les acteurs du VRM (Vendor Relationship Management) le premier objectif, la promesse financière les en démarquent. Cette promesse financière semble illusoire, les simulations montrant un taux de retour de quelques euros, mais ce n’est pas la question essentielle. Dans cette approche, la régulation ne passe que par un modèle commercial, entre entités en situation d’asymétrie informationnelle et de rapport de force, ce qui se traduit inévitablement au désavantage du consommateur/utilisateur.
  • À l’inverse, si comme nous le pensons, cette monétisation directe des données par les individus génère des revenus anecdotiques, on peut imaginer de voir émerger un autre type d’intermédiaires qui se chargeraient non plus de la commercialisation mais de la « gestion protectrice de données numériques », c’est à dire de la vérification de qui collecte, qui en fait quoi. De la même manière que des entreprises se sont positionnées sur le marché de la réputation et proposent aux internautes des services de « nettoyage » de réputation (ex : RéputationVIP), d’autres pourrons se positionner sur la gestion protectrice. Là encore, certains utilisateurs pourraient se payer les services de ces « gestionnaires de données », pendant que d’autres devraient laisser leurs données circuler au bon vouloir des plates-formes et de leur marché secondaire de la donnée. Nous rebouclons ainsi avec la question des nouvelles inégalités numériques induites par un glissement d’un régime de droit vers un régime de propriété.
  • Par ailleurs, scénario du pire, si le choix était fait d’un passage en régime de propriété intellectuelle, cela supposerait, par analogie avec le droit d’auteur ou le brevet, que le droit exclusif de l’individu sur ses données soit temporaire. En effet par définition les régimes de propriété intellectuelle sont des exceptions de monopole concédées à un créateur ou un innovateur, délai au terme duquel les données passeraient dans le domaine public. On voit bien ici qu’un régime de propriété intellectuelle est totalement inapproprié : au bout de quel délai les données sortiraient-elles de la propriété de leur (co)producteur qu’est l’utilisateur ? Au moment où elles n’ont plus de valeur sur le marché de l’économie de l’attention ? De plus le droit d’auteur ne fonctionne que parce qu’il est assorti de nombreuses limites et exceptions pour des usages dits légitimes (recherche, éducation…). Est-ce que l’usage des données serait lui aussi « légitime » quand il est fait sous forme de statistiques agrégées (génomique par exemple ?).
  • De plus cela risque de pervertir la logique du droit de propriété intellectuelle : actuellement les informations brutes et les données ne sont pas couvertes ; le droit d’auteur ne concerne que la forme que l’on donne aux informations, et en Europe, le droit sui generis rend propriétaire la cohérence dans une base de donnée, et non les données elles-mêmes. En élargissant aux données personnelles, on risque de provoquer un glissement général vers une mise sous propriété de toutes les données et informations brutes, ce qui aurait des conséquences sur les données scientifiques, publiques… Très exactement l’inverse de ce que nous défendons avec l’open data, la science ouverte etc.
  • Une alternative avancée par certains serait la mise en place de sociétés de gestions des droits sur les données, à l’image des sociétés de gestion de droits d’auteurs. Outre le fait que les sociétés de gestion de droits d’auteurs sont loin d’être la panacée et sont régulièrement critiquées (cf. par exemple JF Bert), cette solution semble totalement irréaliste. Alors que sur les œuvres, les coûts de transaction pour la redistribution des droits aux auteurs sont tels que par exemple 68% des sociétaires de la SACEM ne reçoive aucune rémunération, on a du mal à imaginer un système de redistribution, même numérique, de quelques euros entre des millions d’utilisateurs.

La troisième fausse piste, réside dans les solutions techniques de type cryptographie

Pour l’heure plusieurs acteurs poussent aux solutions techniques. Il s’agit essentiellement des acteurs institutionnels (cf. les déclarations du premier ministre à l’ANSSI en février) et des acteurs venus des communautés technologiques (IETF, W3C, etc.) dont c’est le métier (cf. les nombreux papiers scientifiques proposés à la rencontre STRINT de Londres). Si pour ces derniers, il est cohérent d’aller dans cette direction puisque c’est là que réside leur savoir-faire et leur gagne-pain, il est plus surprenant de voir des acteurs politiques dépolitiser ainsi une question aussi centrale. • La réponse technique à un problème rendu possible par la technique est une course en avant sans fin, qui tend à éluder le fait que le numérique est un produit éminemment socio-technique. Pas plus que les DRM ne sauvent des industries culturelles qui refusent de prendre la mesure de la profondeur de la mutation à l’œuvre en matière de circulation des œuvres, la cryptographie ou autre solution technique ne saurait être une réponse à une problématique socio-économique. • Il y aura toujours une technologie capable de défaire la précédente. Jusqu’à présent aucun verrou numérique n’a su résister. De plus, comme le rappelle très justement Snowden « « Le chiffrement fonctionne […]. Malheureusement, la sécurité au point de départ et d’arrivée [d’un courriel] est si dramatiquement faible que la NSA arrive très souvent à la contourner. » Et rappelons-nous que la NSA (ou ses consœurs) installe des backdoors dans les logiciels de chiffrement eux-mêmes.

* * *

Alors que pouvons-nous envisager pour nous prémunir de la société de surveillance tout en continuant à créer, inventer ?

Voici quatre pistes, qui sont autant d’invitation à débattre.

La première piste consiste à orienter l’économie numérique le plus loin possible de l’économie de l’attention pour revenir à une économie servicielle. Aujourd’hui l’économie du Web repose en très grande partie sur une monétisation de « notre temps de cerveau disponible » via de la publicité pour nous inciter à consommer. Google, Facebook, Twitter, et même Amazon qui pourtant commercialise des biens, vivent sur des marchés dits bifaces ou multifaces : d’une main ils offrent un service non monétisé (moteur de recherche, microblogging, réseau social…), de l’autre ils revendent les traces de leurs utilisateurs soit en direct à des annonceurs, soit via des places de marché de la donnée sur lesquelles opèrent des data brokers. Parmi les plus gros opérateurs aux États-Unis on peut citer Axicom, dont on estime qu’elle dispose d’environ 1500 informations sur 200 millions d’américains ou encore Epsilon, BlueKai, V12 Group, Datalogix. Ce déport d’une part croissante de l’économie semble sans fin : un jour c’est un banquier qui émet l’idée de ne plus faire payer les frais de carte bancaire aux clients en échange d’un droit de réutilisation de leurs données ; demain ce sera un organisateur de concert qui vendra des entrées à bas prix en échange d’un accès aux données du spectateur, etc. En raisonnant par l’extrême, si des secteurs entiers de l’économie pré numérique se mettent à basculer vers cette illusion du gratuit et à commercialiser de la donnée en sus et place d’un bien ou d’un service, à qui les data brokers revendront-ils leurs données ? Cette information ne perdra-t-elle pas progressivement de la valeur au fur et à mesure que des pans entiers de l’économie basculeront vers des marchés bifaces basés sur l’attention ? Sans aller jusqu’à cet extrême, il nous faut aujourd’hui inverser trois choses : sortir de l’illusion que ce qui est gratuit pour le consommateur est bon pour lui ; revenir autant que faire se peut à de la commercialisation de services, ce qui participe à désenfler la tentation de captation des données personnelles (en ce sens, les services dits d’économie collaborative, en se rémunérant pour la plupart par un pourcentage sur la prestation sur le covoiturage, sur l’hébergement…, au lieu de pratiquer l’illusion de la gratuité assortie de publicité, participent à une forme d’assainissement de l’économie numérique) ; encadrer très fortement les marchés de data brokers, qui sont aujourd’hui totalement opaques et non régulés. Le marketing prédictif est le meilleur ami de la surveillance car il recueille et traite les données toujours plus fines sur l’individu qui rendent cette dernière techniquement possible. Tout ce qui peut contribuer à affaiblir ce marché est bon pour notre société et les libertés individuelles.

Plus généralement, une régulation du marché des données, si l’on considère la transparence comme élément d’un contrôle social de l’usage des données, peut passer par une obligation de documentation technique très forte – quelles données collectées, où sont-elles stockées, combien de temps sont-elles conservées, … ? –. Cette documentation serait le support à l’intervention d’un corps d’inspecteurs des données, dont les prérogatives iraient bien au-delà de celles de la CNIL. C’est, dans un tout autre domaine, ce qui vient d’être fait par la justice américaine, qui a condamné Apple à être surveillé pendant 2 ans, suite à des pratiques d’entente illicite sur les livres numériques. Le principe met toutes les entreprises à égalité puisque celles-ci ont la responsabilité d’appliquer par défaut le bundle of rights, mais peuvent être soumises à des audits aléatoires.

La seconde piste est certes technique, mais à l’opposé de la cryptographie, va chercher du côté des infrastructures ouvertes et libres (au sens logiciel du terme). Il s’agit, première brique, autant que possible d’utiliser des logiciels libres car ils assurent une surveillance horizontale par les communautés de ce que fait et comment peut être utilisé un logiciel, comme le rappel l’APRIL dans sa tribune dans Libération du 25 février 2014. La transparence du logiciel libre et sa capacité d’appropriation par d’autres que ses concepteurs initiaux en fait une brique d’une reconstruction d’une relation de confiance entre l’utilisateur et un logiciel. Mais au-delà des logiciels, ce sont aussi les normes qui doivent être pensées sur un modèle ouvert, pour qu’elles ne deviennent pas de nouvelles boites noires génératrice d’insécurité sur les données (en laissant une poignée d’acteurs nord-américains prendre le leadership de cette normalisation, nous n’en prenons pas le chemin). Ceci est particulièrement vrai pour les normes encore à construire pour l’internet des objets. Si nous laissons s’installer des standards propriétaires, nous donnons le fer pour nous faire battre. On peut aller plus loin en suivant les pistes de Van Kranenburg dans son rapport sur l’internet des objets où il propose d’aller vers des infrastructures globales ouvertes, depuis le RFID jusqu’au GPS (page 50 du rapport). Sur la base de ces infrastructures on peut alors imaginer des outils de gestion de sa vie privée comme ce RFID Guardian, imaginé par Melanie Rieback (page 49 du rapport) qui permet de régler l’usage du RFID quand on circule dans un environnement connecté (supermarché, ville…). Il s’agit enfin et surtout pour protéger nos données personnelles, de construire des infrastructures de management de ces données qui redonnent la main et le contrôle à l’utilisateur, infrastructures que certains appellent les PIMS – Personal information mangement systems, à l’instar de ce que développement une entreprise comme Cozy cloud.

La troisième piste, qui déborde le cadre stricte des données personnelles pour s’intéresser aux données numériques en général, consiste, en s’inspirant des travaux d’Elinor Ostrom et de l’école de Bloomington autour des biens communs, à développer une sphère de données en Communs, c’est-à-dire de données qui peuvent être considérées comme une ressource collective, et qui n’entrent ni dans le régime des biens gérés par la puissance publique strico sensu, ni dans un régime de marché. Ce régime de Communs repose sur une gestion par une communauté de la ressource considérée, qui organise ses règles de gouvernance, en s’appuyant sur un « faisceau de droits » (bundle of rights »). Ces faisceaux de droits rendent possibles des régimes de propriété partagée. Un faisceau de droit c’est un ensemble de relations sociales codifiées autour de quelque chose à protéger comme le rappelle Silvère Mercier. Ils permettent de penser les usages indépendamment de la notion de « propriété », et d’adapter les règles de droit pour servir au mieux les usages en protégeant les ressources mises en partage. La grande force des Communs est d’ouvrir une troisième voix à côté de la propriété privée et de la propriété publique, un espace dans lequel des ressources, ici des données, ne sont pas soumises à un régime de droits exclusifs, mais peuvent être réutilisées selon certaines conditions fixées par la communauté qui en a la gestion et qui veille à leur protection. Il ouvre un espace protégé dans lequel les individus et les collectifs peuvent choisir de placer leurs données.

Ces ressources sont ainsi soustraites au marché stricto sensu et aux logiques oligopolistiques qui sous-tendent le capitalisme que nous connaissons dans sa forme actuelle. Ce qui ne signifie pas que des porosités n’existent pas avec le marché ou que les Communs se font contre le marché. Les deux peuvent non seulement cohabiter mais également se compléter. Ainsi Flickr, plateforme de partage de photos, filiale de Yahoo !, héberge des photos placées par des internautes en régime de Communs via une licence Creative Commons, de même que des fonds d’archives photographiques du domaine public placées là par des institutions publiques (musées, bibliothèques...). De même ces ressources échappent au régime de pure administration publique qui laisse reposer l’entière responsabilité de leur gestion et de leur protection sur les épaules de la puissance publique. Les Communs impliquent une co-responsabilité de la part des acteurs qui en assurent la gouvernance, permettant ainsi un glissement de logiques purement délégatives à des approches plus contributives. De la même manière que pour le marché, sphère publique et Communs n’ont pas vocation à s’opposer mais à se compléter. Ainsi lorsqu’une communauté d’habitants en Bretagne décide de mettre en place et d’autofinancer en crowdfunding une éoliennesur leur territoire pour assurer une fourniture d’énergie autonome et durable au village, tout en utilisant un terrain de la municipalité, le Commun est coproduit par cette dernière et par les habitants, et se réalise en partenariat avec les entreprises privées qui vont construire l’éolienne et gérer les flux électriques sur les réseaux, sous le contrôle des citoyens qui auront financé le projet.

Pour éviter que l’ensemble des données ne soient pas aspirées dans cette course à la marchandisation de la donnée et favorise ainsi une société de surveillance, il est essentiel qu’une sphère de données « en Communs » puisse fleurir, s’enrichir et être protégée contre des tentatives d’enclosures.

L’existence de cette sphère de données en Communs présente plusieurs avantages : elle constitue un gisement d’informations dans laquelle d’autres acteurs extérieurs à la communauté des producteurs peuvent puiser pour créer, innover, proposer d’autres services ; elle permet de tirer parti des spécificités contributives du monde numérique

* * *

Quelles données pourraient appartenir à cette sphère des communs ?

Trois catégories semblent possibles en premier regard :

  • Des données produites par la sphère publique et partagées en open data, sous réserve qu’elles soient assorties d’une licence de partage à l’identique (share alike). C’est déjà le cas de la licence choisie par un grand nombre de collectivités locales mais à notre grand regret pas par Etalab, ce qui veut dire que ces données peuvent être à nouveau « encloses ». Les données produites pas la puissance publique avec l’argent public doivent rester libres de réutilisation.
  • La seconde catégorie est constituée des données produites par les individus qui désirent placer ces ressources en bien commun. C’est déjà le cas des données produites dans OpenStreetMap, dans Wikipédia, qui de fait constituent une œuvre collective, pour lesquelles les communautés ont choisi un régime juridique qui protège les ressources en biens communs. Sur Wikipédia la communauté a fait le choix de deux licences compatibles, la licence CC by-sa et la licence de documentation libre GNU, qui dans les deux cas contiennent cette obligation du partage aux mêmes conditions.
  • Dans une moindre mesure, des données produites par des entreprises pour les besoins de leur activité – un catalogue de magasin, une liste de point de vente, un taux de fréquentation de ses magasins – et qui choisissent de les mettre à disposition de tiers dans une logique écosystémique. C’est ce qu’ont commencé à faire la SNCF ou La Poste, qui expérimentent autour de l’open data. Je dis dans une moindre mesure, car les données des entreprises peuvent à tout moment être ré-enfermées (ex : via une fermeture d’API comme l’a fait Twitter) et ne font pas l’objet d’une gouvernance collective, mais d’une gouvernance privée par l’entreprise qui décide de les mettre à disposition. On peut craindre, comme cela s’est déjà passé pour d’autres services numériques, qu’une fois l’écosystème constitué, les données ne redeviennent privées, l’ouverture ne constituant alors qu’une phase transitoire, un « produit d’appel ».

La quatrième piste, proche dans sa source d’inspiration de la précédente, consiste à imaginer une gestion des données personnelles par un régime de « bundle of rights ». Le Bundle of rights, ou « faisceaux de droits » puise à un courant juridique qui a émergé aux États-Unis au début du XXe siècle et qui trouve ses racines dans la pensée juridique américain dite du « legal realism » (ou réalisme juridique) qui conçoit la propriété comme un ensemble complexe de relations légales entre des personnes, ainsi que l’explique Fabienne Orsi. Cette approche par le « faisceau de droits » permet, autour d’une même ressource matérielle ou immatérielle, d’identifier différents droits : ex : droit de posséder, d’utiliser, de gérer, de monétiser, de transmettre, de modifier… Cette approche est un des piliers de la pensée des Communs.

Appliqué aux données produites sur le web par les actions des individus, les faisceaux ou bouquets de droits permettraient d’imaginer trois ensembles de droits :

  • Certains usages assortis de droits sont garantis par défaut à l’utilisateur, comme par exemple, le droit de savoir ce que l’on collecte sur lui ; le droit de rectification de ses données ; le droit à la portabilité des données ; le droit de placer ses données en Communs (cf. supra).
  • D’autres usages peuvent être à l’inverse garantis à la plate-forme, au producteur du service, comme par exemple le droit de gestion pour une amélioration de la relation client ;
  • Enfin, les usages intermédiaires qui sont ceux qui dégagent le plus de valeur d’usage à la fois pour l’entreprise et pour l’individu (ex : le graphe social) peuvent quant à eux faire l’objet d’un usage par l’entreprise sous deux régimes possibles :
    • Une ouverture de la donnée individuelle à un tiers sur base d’une autorisation explicite de la part de l’individu coproducteur, en échange d’un service ex : j’autorise une marque d’électroménager à accéder à mes données pour me proposer une machine à laver qui correspond à mes besoins, dans une approche dite VRM – Vendor relationship management. Cette approche fait l’objet d’une expérimentation à travers le projet MesInfos, porté par la FING.
    • Une ouverture de la donnée agrégée et anonymisée à des tiers sous condition de partage limité dans le temps. Sur une très courte période, quand la donnée est « chaude », la plateforme aurait le droit de monétiser celle-ci agrégée à d’autres, mais à l’expiration de cette période, la donnée ne pourrait plus être mobilisée directement ou indirectement par la plateforme productrice. La donnée devrait alors soit être détruite (pas de possibilité de stockage) soit être transférée vers un espace de type cloud personnel où l’individu pourrait la conserver s’il la juge utile, voire la partager s’il le souhaite.

Cette approche par une discrimination à la fois temporelle des droits (donnée chaude, droits d’usage à l’entreprise, donnée froide, exclusivité de l’usager) et spatiale (stockage dans la plateforme, stockage dans un espace contrôlé par l’individu) pourrait ouvrir la voir à un bundle of rights positif, c’est-à-dire à la fois protecteur pour l’individu et en même temps ne tuant pas d’entrée de jeu le modèle d’affaires des entreprises du web qui proposent des services (hors marketing) construits autour de la donnée (ex : trouver un vélib).

Enfin, de façon encore plus prospective, pour aller plus loin dans la réflexion, nous ne voulons pas placer ce régime d’usage sous le signe de la propriété partagée mais sous celui d’un nouveau « droit du travail contributif ». En 1936 Jean Zay avait défendu dans une loiqui n’a pas pu voir le jour à cause d’une opposition des éditeurs puis de l’explosion de la Seconde guerre mondiale, une conception du droit d’auteur basée non pas sur un régime de propriété intellectuelle mais sur la reconnaissance du travail accompli. Cette approche avait pour objectif de protéger les créateurs tout en défendant le domaine public, source de renouvellement créatif dans lequel puisent les nouvelles générations d’artistes (domaine public que l’on peut considérer comme l’une des composantes d’une sphère des Communs). En considérant l’auteur non plus comme un propriétaire, mais comme un travailleur, cette approche permettait à Jean Zay de dissocier les droits des descendants sur d’une part le droit moral à longue durée, et d’autre part les droits patrimoniaux pour lesquels il séparait (forme de bundle of rights) le droit à percevoir des revenus par les ayant-droits, qui devaient durer jusqu’à ce que l’œuvre entre dans le domaine public, de l’existence d’un monopole sur l’usage de l’œuvre, qui pour sa part était limité à dix ans après le décès de l’auteur, permettant ainsi aux œuvres de faire l’objet de nouvelles exploitations rapidement.

Dans le cas qui nous occupe, si l’on accepte les hypothèses suivantes :

  • que le Web des données est le fruit du labeur conjoint des plates-formes et des utilisateurs, comme c’est affirmé entre autres dans le rapport Colin et Collin ;
  • que le travail est en train de muter profondément à l’heure du numérique, effaçant la frontière entre amateur et professionnel ;
  • que les travailleurs vivant hors du système classique du salariat vont se massifier …alors nous devons inventer ce droit du travail contributif qui pourrait s’appuyer sur un bundle of rights adapté à la nouvelle situation.
*****

Refus de la propriétarisation de la donnée, déplacement du capitalisme informationnel vers une économie servicielle, montée en puissance des infrastructures ouvertes de recueil et traitement des données personnelles, développement d’une sphère des données en régime de Communs, construction d’un droit des données personnelles appuyé sur un « faisceau de droits d’usage »... Chacune de ces pistes vise à empêcher la construction d’une société de surveillance. Certaines sont déjà en cours d’exploration. A nous de multiplier les recherches et de faire se rencontrer les acteurs qui œuvrent à une sortie par le haut de la société des données de masse. Pour que données puisse rimer avec libertés.

* * *

Valérie Peugeot

Posté le 13 avril 2014

©© Vecam, article sous licence creative common



Articles cités

1) Eight (No, Nine!) Problems With Big Data

  • The first thing to note is that although big data is very good at detecting correlations, especially subtle correlations that an analysis of smaller data sets might miss, it never tells us which correlations are meaningful.
  • Second, big data can work well as an adjunct to scientific inquiry but rarely succeeds as a wholesale replacement.
  • Third, many tools that are based on big data can be easily gamed. For example, big data programs for grading student essays often rely on measures like sentence length and word sophistication, which are found to correlate well with the scores given by human graders. But once students figure out how such a program works, they start writing long sentences and using obscure words, rather than learning how to actually formulate and write clear, coherent text. Even Google’s celebrated search engine, rightly seen as a big data success story, is not immune to “Google bombing” and “spamdexing,” wily techniques for artificially elevating website search placement.
  • Fourth, even when the results of a big data analysis aren’t intentionally gamed, they often turn out to be less robust than they initially seem. Consider Google Flu Trends…
  • A fifth concern might be called the echo-chamber effect, which also stems from the fact that much of big data comes from the web. Whenever the source of information for a big data analysis is itself a product of big data, opportunities for vicious cycles abound.
  • A sixth worry is the risk of too many correlations. If you look 100 times for correlations between two variables, you risk finding, purely by chance, about five bogus correlations that appear statistically significant — even though there is no actual meaningful connection between the variables.
  • Seventh, big data is prone to giving scientific-sounding solutions to hopelessly imprecise questions.
    […] Big data can reduce anything to a single number, but you shouldn’t be fooled by the appearance of exactitude.
  • FINALLY, big data is at its best when analyzing things that are extremely common, but often falls short when analyzing things that are less common. {…] But no existing body of data will ever be large enough to include all the trigrams that people might use, because of the continuing inventiveness of language (à moins que d’abondantes inventions soient proposées par des machiutomates , et que les humains se contentent d’adopter certains choix des machines …).

2) Big data: are we making a big mistake?

3) Les Échos : La propriété des données, défi majeur du XXIe siècle par Benoît Georges (13 février 2014)

Si les données sont l’or de l’ère numérique, comment contrôler leur exploitation par les géants d’Internet ? Pierre Bellanger, PDG de Skyrock, et Gilles Babinet, représentant de la France à Bruxelles pour les enjeux numériques, viennent de publier deux livres sur ce sujet. Le premier milite pour une souveraineté nationale, quand le second préfère une régulation mondiale.

Selon vous, est-ce que l’on est encore au tout début de cette histoire ?

  • […]
  • GB : Si on fait des comparaisons avec la première ou la deuxième révolution industrielle, nous ne sommes qu’au tout début, c’est-à-dire au moment où les masses commencent à adopter les techniques, ce qui entraîne une accélération de l’innovation. Le phénomène est exponentiel, et c’est un moment unique de l’histoire de l’humanité.

Aux Etats-Unis, cette notion ­d’exponentiel s’accompagne souvent d’un discours expliquant qu’il ne sert à rien de réguler un mouvement si rapide. Or la nécessité d’une régulation est au cœur de vos deux livres…

  • […]

  • P. B. : Dans ce que dit Gilles, il y a deux choses qui m’arrêtent. D’abord l’affirmation, comme une évidence, de la fin des souverainetés nationales. Je pense qu’il n’y a pas de liberté sans droit, et qu’il n’y a pas de droit sans souveraineté. Or la souveraineté est géographique, au sens que l’expression de la souveraineté est le droit d’une population qui vote démocratiquement ses lois sur un territoire donné.

    La deuxième chose concerne le laisser faire. Quand on étudie le complexe militaro-numérique américain, dont les intérêts de recherche scientifique, de subventions, d’aides sont coordonnés, on a affaire à une logique qui est bien plus administrée qu’elle ne l’est en Europe. L’attrape-bobo libertaire fait que l’on s’émerveille devant des start-up qui seraient nées dans des garages. On oublie juste de dire que le garage se trouve en fait sur un porte-avions !

Quelle peut être la place de l’Europe aujourd’hui, alors que les ­plates-formes logicielles sont ­développées aux Etats-Unis et que les appareils pour y accéder viennent d’Asie ?

  • P. B. : Aujourd’hui, la place de l’Europe, c’est le buffet gratuit où l’on vient se servir. L’image qu’on peut reprendre, c’est celle de la bataille qu’a menée l’Inde au début du XXe siècle pour retrouver sa souveraineté sur le coton.

    L’Inde était un grand producteur de coton et, lorsque les Britanniques ont conquis l’Inde, ils ont rapatrié l’industrie en Grande-Bretagne pour réexporter le coton tissé vers l’Inde. Toute la bataille de Gandhi a été de récupérer ce filage du coton et cette souveraineté. Aujourd’hui, le coton du XXIe iècle, ce sont les données.

    Nous exportons nos données, des données brutes, que nous réimportons sous forme de services. Et ce faisant, nous perdons le cœur de notre valeur ajoutée, le cœur de nos emplois, le cœur de nos services. On est dans une logique d’éviscération par le pillage des données.

4) Blog du Figaro : La propriété des données par Alain Bensoussan (18 mai 2010)

    Majoritairement, les individus s’expriment en marquant leur possession sur leurs données personnelles en disant « mon nom, mon adresse, mes informations ». Cette pratique est en quelque sorte « orthogonale » aux règles de droit.

    En France, comme dans de nombreux pays, la notion de propriété des données n'a pas de statut juridique en tant que tel.

    La propriété ne peut porter que sur la création intellectuelle de ces données (propriété intellectuelle telle que droit d'auteur, droit des marques, brevet), relever du domaine des informations « réservées » (car confidentielles), ou encore appartenir à des personnes physiques parce que constituant des données sur leur personne ou sur leur vie privée, et faire précisément l’objet d’une protection à partir des droits de la personnalité, à l’exclusion de tous droits de propriété. Il en est ainsi notamment du droit à l’image, du droit à la voix et du droit à la protection de sa vie privée.

    Les droits de la personnalité ont été renforcés par la loi Informatique et libertés et la directive 95/46 relative à la protection des données à caractère personnel.

5) L’inexactitude des Google Flue Trends

    Google n'a pas voulu commenter les difficultés de cette année. Mais plusieurs chercheurs suggèrent que les problèmes seraient dus à une large couverture médiatique de la grippe US cette année, y compris la déclaration d'une urgence de santé publique par l’État de New York le mois dernier. Les rapports de presse ont peut-être déclenché de nombreuses recherches liées à la grippe par des gens qui ne sont pas malades. Peu de doute que Google Flu va rebondir dès que ses modèles seront raffinées.

    "Vous devez être en constante adaptation de ces modèles, ils ne fonctionnent pas dans le vide», dit John Brownstein, un épidémiologiste à la Harvard Medical School à Boston, Massachusetts. "Vous avez besoin de les recalibrer chaque année."

6) Adoption en mars dernier du rapport Albrech

  • Paris, 12 mars 2014 — Le Parlement européen vient d'adopter en première lecture le rapport de Jan Philipp Albrecht concernant le règlement général sur la protection des données.
  • Les eurodéputés sont finalement parvenus à résister aux pressions des lobbys et ont rejeté la plupart de leurs propositions préjudiciables.
  • Bien que d'importants progrès ait été réalisés aujourd'hui, les dangereuses notions d'« intérêt légitime » et de « données pseudonymisées » ont été conservées, et pourraient empêcher le texte définitif de protéger les citoyens de manière effective.

7) Les Echos : La propriété des données, défi majeur du XXIe siècle

Une société numérique dans laquelle les personnes en bas de l’échelle économique et/où culturelle commercialisent leurs données , pendant que ceux qui disposent de moyens économiques et/où culturels les enferment à double tour numérique :

  • Doodle (http://fr.wikipedia.org/wiki/Doodle.com)  Doodle.com permet la création de sondages dont les options peuvent être quelconques ou des dates. C'est dans cette dernière fonction, dite encore de "synchronidateur", que le site est le plus utilisé, afin de déterminer une date ou horaire convenant à un maximum de participants. Une des caractéristiques du site est l'accès sans inscription ni connexion, tant pour le créateur du sondage que pour les participants.

    Modèle économique[modifier | modifier le code] Doodle.com a plusieurs sources de revenus :
    - Les annonces publicitaires présentes sur le site3.
    - Un service premium à destination des particuliers et des entreprises4.

  • YouTube : Les utilisateurs de YouTube pourraient toujours accéder gratuitement au vaste catalogue de musique et de vidéos musicales du site mais ils auraient l'option de payer pour un service "premium", sans publicité, qui offrirait en outre des extras, comme la possibilité de stocker les morceaux pour pouvoir les écouter sans être connecté à Internet.
  • Apple :La société négocie avec les opérateurs du câble et les chaînes de TV pour mettre sur pied un service qui permettrait de regarder ses programmes, sans publicité, moyennant un abonnement. {…]  Ces abonnements seraient ensuite en partie reversés aux groupes médias et opérateurs du câble. Un business model freemium qui n'est pas sans rappeler celui mis au point pour son service de streaming musical, iTunes Radio, qui sera disponible dans une version gratuite financée par la publicité et une version payante, à 24,99 euros par an, dépourvue de toute publicité.

8) YesprofileMonétisation directe des données en les louant à des tiers. Redevenez propriétaire de vos données personnelles.

9) VRM (Vendor Relationship Management)

10) RéputationVIP Service de « nettoyage » de réputation.

11) Solutions techniques de cryptage :

dimanche, 13 avril 2014

L’argent n’est qu’une reconnaissance de dette...

Source »» http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/mar/18/trut...

THE GUARDIAN : The truth is out: money is just an IOU, and the banks are rolling in it - The Bank of England's dose of honesty throws the theoretical basis for austerity out the window

URL de cet article :
http://www.legrandsoir.info/la-verite-eclate-un-acces-de-...

11 avril 2014

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L’argent n’est qu’une reconnaissance de dette...

La vérité éclate : un accès de franchise de la Banque d’Angleterre démolit les bases théoriques de l’austérité. (The Guardian)

David Graeber

On dit que dans les années 1930, Henry Ford aurait fait remarquer que c’était une bonne chose que la plupart des Américains ne savent pas comment fonctionne réellement le système bancaire, parce que s’ils le savaient, « il y aurait une révolution avant demain matin ».

La semaine dernière, il s’est passé quelque chose de remarquable. La Banque d’Angleterre a vendu la mèche.

Dans un document intitulé « La création de l’argent dans l’économie moderne », co-écrit par trois économistes de la Direction de l’Analyse Monétaire de la banque, ces derniers ont déclaré catégoriquement que les hypothèses les plus courantes sur le fonctionnement du système bancaire sont tout simplement fausses, et que les positions plus populistes, plus hétérodoxes qui sont généralement associées à des groupes comme Occupy Wall Street, sont correctes. Ce faisant, ils ont jeté aux orties les bases théoriques de l’austérité.

Pour avoir une idée de la radicalité de cette nouvelle position de la Banque, il faut repartir du point de vue conventionnel, qui continue d’être la base de tout débat respectable sur la politique économique. Les gens placent leur argent dans des banques. Les banques prêtent ensuite cet argent avec un intérêt - soit aux consommateurs, soit aux entrepreneurs désireux d’investir dans une entreprise rentable. Certes, le système de réserve fractionnaire ne permet pas aux banques de prêter beaucoup plus que ce qu’elles détiennent en réserve, et il est vrai aussi que si les placements ne suffisent pas, les banques privées peuvent emprunter plus auprès de la banque centrale.

La banque centrale peut imprimer autant d’argent qu’elle le souhaite. Mais elle prend aussi garde à ne pas en imprimer trop. En fait, on nous dit souvent que c’est même la raison d’être des banques centrales indépendantes. Si les gouvernements pouvaient imprimer l’argent eux-mêmes, ils en imprimeraient sûrement beaucoup trop et l’inflation qui en résulterait sèmerait le chaos. Des institutions telles que la Banque d’Angleterre ou la Réserve Fédérale des États-Unis ont été créées pour réguler soigneusement la masse monétaire pour éviter l’inflation. C’est pourquoi il leur est interdit de financer directement un gouvernement, par exemple, en achetant des bons du Trésor, mais au lieu financent l’activité économique privée que le gouvernement se contente de taxer.

C’est cette vision qui nous fait parler de l’argent comme s’il s’agissait d’une ressource limitée comme la bauxite ou le pétrole, et de dire des choses comme « il n’y a tout simplement pas assez d’argent » pour financer des programmes sociaux, et de parler de l’immoralité de la dette publique ou des dépenses publiques « au détriment » du secteur privé. Ce que la Banque d’Angleterre a admis cette semaine est que rien de tout ça n’est vrai. Pour citer son propre rapport : « Plutôt que de recevoir des dépôts lorsque les ménages épargnent pour ensuite prêter, le crédit bancaire crée des dépôts » ... « En temps normal, la banque centrale ne fixe pas la quantité d’argent en circulation, pas plus que l’argent de la banque centrale n’est « démultiplié » sous forme de prêts et dépôts. »

En d’autres termes, tout ce que nous croyions savoir est non seulement faux – mais c’est exactement le contraire. Lorsque les banques font des prêts, elles créent de l’argent. C’est parce que l’argent n’est qu’une simple reconnaissance de dette. Le rôle de la banque centrale est de superviser une décision juridique qui accorde aux banques le droit exclusif de créer des reconnaissances de dette d’un certain genre, celles que le gouvernement reconnait comme monnaie légale en les acceptant en paiement des impôts. Il n’y a vraiment pas de limite à la quantité que les banques pourraient créer, à condition de trouver quelqu’un disposé à emprunter. Elles ne seront jamais prises de court pour la simple raison que les emprunteurs, en général, ne prennent pas l’argent pour le cacher sous leur matelas ; en fin de compte, tout argent prêté par une banque finira par retourner vers une banque. Donc, pour le système bancaire dans son ensemble, tout prêt devient simplement un autre dépôt. De plus, lorsque les banques ont besoin d’acquérir des fonds auprès de la banque centrale, elles peuvent emprunter autant qu’elles le souhaitent ; la seule chose que fait la banque centrale est de fixer le taux d’intérêt, c’est-à-dire le coût de l’argent, pas la quantité en circulation. Depuis le début de la récession, les banques centrales américaines et britanniques ont réduit ce coût à presque rien. En fait, avec « l’assouplissement quantitatif » [« quantitative easing » ou planche à billets - NdT] elles ont injecté autant d’argent que possible dans les banques, sans produire d’effets inflationnistes.

Ce qui signifie que la limite réelle de la quantité d’argent en circulation n’est pas combien la banque centrale est disposée à prêter, mais combien le gouvernement, les entreprises et les citoyens ordinaires sont prêts à emprunter. Les dépenses du gouvernement constituent le principal moteur à l’ensemble (et le document admet, si vous le lisez attentivement, que la banque centrale finance bien le gouvernement, au final). Il n’est donc pas question de dépenses publiques « au détriment » d’investissements privés. C’est exactement le contraire.

Pourquoi la Banque d’Angleterre a-t-elle soudainement admis cela ? Eh bien, une des raisons, c’est parce que c’est évidemment vrai. Le travail de la Banque est en fait de faire fonctionner le système, et ces derniers temps le système n’a pas très bien fonctionné. Il est possible qu’elle a décidé que maintenir la version conte-de-fées de l’économie, un version qui s’est avérée très pratique pour les riches, est tout simplement devenu un luxe qu’elle ne peut plus se permettre.

Mais politiquement, elle prend un risque énorme. Il suffit de considérer ce qui pourrait arriver si les détenteurs d’hypothèques réalisaient que l’argent que la banque leur a prêté ne vient pas en réalité des économies de toute une vie de quelques retraités économes, mais que c’est quelque chose que la banque a tout simplement créée avec une baguette magique que nous, le public, lui avons donnée.

Historiquement, la Banque d’Angleterre a eu tendance à jouer un rôle de précurseur, en présentant une position apparemment radicale qui finissait par devenir la nouvelle orthodoxie. Si tel est le cas ici, nous pourrions peut-être bientôt savoir si Henry Ford avait raison.

David Graeber

Traduction "ça donne envie de solder quelques comptes" par VD pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.

02:14 Publié dans Crédit, Finance, Gouvernance, Régulation | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer | |