Edgar MORIN, François HOLLANDE : Quelle est votre conception de la gauche ? (samedi, 05 mai 2012)

DU PROGRÈS AU PACTE SOCIAL, LES PISTES POUR SORTIR DE LA CRISE DE CIVILISATION

http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/05/04/le-pouvoir...

Edgar MORIN hyperbolique : de bonnes intentions, des lueurs d’appréhension de la complexité de nos conditionnements, mais guère convainquant dans les projets à mettre en œuvre. Bref des mots “valise” sans grand contenu et des solutions dont on sent qu’elles ne sont pas véritablement des réponses concrètes et qui peuvent rapidement s’avérer infernales comme inscrire dans la constitution que “La France est une, indivisible et multiculturelle”.


François HOLLANDE entre elliptique et laconique : se garde bien de reformuler les idées d’Edgar MORIN, et revenant aux réalités, expose une vision ouvrant sur des voies plus pragmatiques, en particulier sur les sujets Progrès et Mondialisation (“ La mondialisation n'est pas une loi de la physique ! C'est une construction politique. Ce que des hommes ont décidé et construit, d'autres hommes peuvent le changer).


Le Monde : La gauche doit-elle renouer avec l'idée de progrès et de croissance ou bien s'en méfier ?

Edgar MORIN :

Depuis Condorcet, le progrès était conçu comme une loi automatique de l'Histoire. Cette conception est morte. On ne peut pas non plus considérer le progrès comme le wagon tiré par la locomotive techno-économique. I

l s'agit de croire au progrès d'une façon nouvelle, non comme une mécanique inévitable mais comme un effort de la volonté et de la conscience.

Le progrès a souvent été assimilé à la technique, au développement économique, à la croissance, dans une conception quantitative des réalités humaines. Face à la crise de la croissance, aux nuisances et catastrophes engendrées par le développement techno-scientifique ou aux excès du consumérisme, ne faut-il pas rompre avec le mythe de la croissance à l'infini ? L'exemple du Japon montre qu'un pays développé n'a eu qu'une croissance de 1 % avant la crise.

Mais surtout il faut dépasser l'alternative stérile croissance/ décroissance et promouvoir la croissance de l'économie verte, de l'économie sociale et solidaire...

Et en même temps faire décroître l'économie des produits futiles, aux effets illusoires, mais vantés par la publicité, faire décroître l'économie des produits jetables ou dont l'obsolescence est programmée, supprimer les prédations des intermédiaires comme les supermarchés qui imposent des prix très bas aux producteurs et des prix élevés aux consommateurs. Promouvoir les circuits courts...

François HOLLANDE :

Le progrès n'est plus une idéologie. Mais c'est une idée encore féconde. Je suis un militant du progrès. L'action politique doit permettre à l'humanité d'avancer et à l'individu d'espérer un sort meilleur.

Je réfute toutes les idées qui mettent en cause le progrès scientifique, social et écologique.

Pour autant, on ne peut plus croire à l'automaticité de la croissance, à une mécanique qui conduirait, par les forces du marché ou au contraire par l'intervention de l'Etat, à une amélioration du pouvoir d'achat ou de la qualité de la vie.

Rousseau nous l'a appris : il n'y a pas d'équivalence entre progrès technique et progrès moral, entre progrès économique et progrès humain. Nous devons nous battre pour un progrès humain, solidaire, mondial.

C'est là qu'intervient la distinction entre le marchand et le non-marchand - tout ce qui ne peut pas être réduit à l'échange et à la valorisation.

Le rôle de la gauche est de veiller à ce que le marchand soit efficace et compétitif, mais aussi de développer le non-marchand.

Quant à l'opposition croissance/ décroissance, je suis pour un niveau plus élevé de croissance, même si nous savons bien que la tendance pour les dix prochaines années est au mieux de retrouver 2 ou 2,5 points de croissance, c'est-à-dire la moitié de ce que nous avons connu pendant les "trente glorieuses" et un tiers de ce que nous avons pu connaître en 1974. D'où l'importance de donner à cette croissance un contenu en emplois, en activité, en richesse, en écologie surtout.

Il y a aussi des secteurs qui doivent décroître parce qu'ils sont source de gaspillage. La technologie peut nous y aider.

Lutter contre ce qui nuit à la santé est un facteur de réduction de nos dépenses collectives, donc une recette supplémentaire pour financer d'autres recettes de solidarité.

La sobriété n'est pas le contraire de la prospérité. Ce n'est pas une spoliation, mais une liberté que nous devons offrir à chacun.

Le Monde : Faut-il accroître la mondialisation ou bien amorcer une démondialisation ?

François HOLLANDE :

Ce sont des débats qui ont déjà scandé la vie politique et économique. Ils se posent dans des conditions nouvelles : les techniques évoluent, le capitalisme lui-même connaît une mutation, mais ce sont toujours les mêmes interrogations et les mêmes défis.

Le rôle du politique est de déterminer les limites et les enjeux du progrès scientifique. L'éthique n'est pas fondée uniquement sur des convictions personnelles : nous devons définir ensemble ce qui est possible et ce qui ne l'est pas. Cette délibération ne doit pas être confiée à une élite mais à l'ensemble des citoyens.

La mondialisation n'est pas une loi de la physique ! C'est une construction politique. Ce que des hommes ont décidé et construit, d'autres hommes peuvent le changer. Le politique doit intervenir pour lutter contre l'économie de casino et la spéculation financière, pour préserver la dignité du travailleur et fonder la concurrence sur des normes environnementales et sociales.

Le travail n'est pas une valeur de droite, mais une valeur citoyenne : le droit au travail est d'ailleurs reconnu dans la Constitution, il garantit un revenu, une place dans la société, une relation à autrui.

La période que nous vivons est celle de l'excès :

  • excès des rémunérations,
  • des profits,
  • de la misère,
  • des inégalités.

Le rôle du politique, c'est de lutter contre les excès, les risques, les menaces et de réduire les incertitudes.

Nous avons besoin d'humanisation, sinon nous perdrons le sens de ce pour quoi nous produisons, échangeons, commerçons.

Nous avons aussi besoin d'unité, de nous retrouver autour de grandes valeurs, mais cette unité ne doit pas écraser la diversité.

Il s'agit d'être justes, de faire preuve à la fois de justice et de justesse. Nous devons à la fois inspirer la confiance et donner confiance aux citoyens dans leurs propres capacités.

Edgar MORIN :

La crise que nous vivons n'est pas seulement économique, c'est une crise de civilisation.

Un président doit être capable d'indiquer les directions de salut public, pour que la France retrouve son rôle d'éclaireur.

On ne peut rétablir confiance et espérance que si l'on indique une voie nouvelle : pas seulement la promesse de sortir de la crise, mais de changer la logique dominante.

Par une confluence de réformes multiples, il faut remettre la France en mouvement, faire confiance aux capacités créatrices des citoyens.

Je souhaiterais que le candidat réponde à ce que disait Beethoven, dans son dernier quatuor : "Muss es sein ? Es muss sein." Est-ce possible ? Oui, il faut montrer que c'est possible.

François HOLLANDE :

Non seulement je dis que cela est possible, non seulement je veux montrer que cela est possible, mais je vais le faire !

Le Monde : Quelle grande politique économique pourrait accompagner cette politique de civilisation ?

Edgar MORIN :

Une grande politique économique comporterait selon moi la suppression de la toute-puissance de la finance spéculative tout en sauvegardant le caractère concurrentiel du marché ; […]} le dépassement de l'alternative croissance / décroissance en déterminant ce qui doit croître :

  • une économie plurielle,
  • comportant le développement d'une économie verte,
  • de l'économie sociale et solidaire,
  • du commerce équitable,
  • de l'économie de convivialité,
  • de l'agriculture fermière et biologique,
  • de l'entreprise citoyenne.

Mais aussi ce qui doit décroître :

  • l'économie créatrice de besoins artificiels,
  • du futile,
  • du jetable,
  • du nuisible,
  • du gaspillage,
  • du destructeur.

Ne faut-il pas envisager une grande politique de la consommation, qui inciterait les consommateurs à s'éclairer sur les produits et mènerait une action éducative sur les intoxications et addictions consuméristes, ce qui, favorisant la qualité des produits, favoriserait la qualité de la vie et la santé des personnes ?

Ne faudrait-il pas prohiber les multiples produits soit jetables soit à obsolescence programmée, ce qui favoriserait les artisanats de réparation ?

Ne faut-il pas envisager une grande politique de réhumanisation des villes qui veillerait à opérer la déségrégation sociale, à ceinturer les villes-parkings pour y favoriser les transports publics et la piétonisation, et favoriser la réinstallation des commerces de proximité ?

Une nouvelle politique de la France rurale ne devrait-elle pas être promue, qui ferait régresser l'agriculture et l'élevage industrialisés devenant nocifs pour les sols, les eaux, les consommateurs, et progresser l'agriculture fermière et bio ?
Elle revitaliserait les campagnes en les repeuplant d'une nouvelle paysannerie, en y réimplantant bureaux de poste et dispensaires locaux, et elle inciterait à réinstaller dans les villages boulangeries-épiceries-buvettes.
Elle instaurerait l'autonomie vivrière dont nous aurons besoin en cas de grave crise internationale.

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